1953 versus 2013 : paradoxe des conditions de vie

par Fergus
lundi 4 février 2013

Printemps 1953.

M. Meynadier, son épouse et ses deux filles - respectivement 12 et 8 ans - habitent dans un immeuble vétuste de trois étages dans le 13e arrondissement de Paris, non loin de la place d’Italie. M. Meynadier ne se plaint pas car cet immeuble est plutôt moins lépreux que ceux du voisinage. La cage d’escalier n’en est pas moins décatie et mal éclairée. Lorsque l’hiver s’est installé, la vétusté des huisseries laisse en outre passer des courants d’air glacés contre lesquels le poêle à charbon Godin peine à lutter.

M. Meynadier s’estime pourtant chanceux car il est locataire d’un trois pièces. Il dispose même, au sous-sol, d’une vaste cave où il peut stocker le charbon et le bois. Presque du luxe, comparé à de nombreux voisins et collègues, même si les deux chambres sont exiguës. Mais au moins ses deux filles ont la leur, de même que son épouse et lui. Petite également, la cuisine est équipée d’une vieille cuisinière Rosières mixte (charbon et bois), d’un garde-manger grillagé, d’un placard et d’une vieille glacière pour conserver l’été les aliments fragiles au contact d’un pain de glace ; dans un angle de la pièce, un évier en grès à bac unique. Attenante à la cuisine, une minuscule buanderie où sont rangés la lessiveuse et le vase de nuit ; ce dernier est toutefois réservé aux urgences et aux périodes de grand froid, priorité étant donnée aux WC collectifs à la turque de mi étage caractérisés par leur forte odeur de Crésyl. Les repas sont pris dans la salle à manger, équipée de meubles achetés en salle des ventes. On y mange en écoutant, sur le poste TSF Grammont, les aventures de La Famille Duraton et celles de Carmen et La Hurlette, les sympathiques héros de Sur le banc.

Le samedi matin est consacré à la grande toilette. On utilise pour cela la lessiveuse remplie d’une eau préalablement chauffée sur la cuisinière ; un paravent permet à chacun de disposer d’un minimum d’intimité. Une fois par mois, le quatuor Meynadier se rend aux bains-douches de la Butte-aux-Cailles, en regrettant de ne pouvoir y aller plus souvent en raison de la forte demande. Le samedi après-midi, la lessiveuse reprend du service pour remplir sa fonction naturelle : nettoyer le linge sale de la famille.

Le lendemain, vient le temps du marché. On s’y rend en famille. Tandis que les adultes font provision de légumes et de fruits tout droit venus des exploitations maraîchères de Seine-et-Oise, les filles s’amusent du numéro des bateleurs : un jour, un montreur d’ours ; un autre jour, un cracheur de feu ou un briseur de chaînes ; une autre fois, un dresseur de singes ou de chiens. Après le déjeuner du dimanche, les Meynadier se promènent. Le plus souvent, ils se rendent au Jardin des Plantes ou au Parc Montsouris, parfois au jardin du Luxembourg lorsqu’un orchestre d’harmonie est annoncé. Une ou deux fois par an, les Meynadier se rendent au bois de Vincennes  ; ils y louent une barque pour faire le tour du lac Daumesnil. Depuis 1951, les Meynadier vont deux ou trois fois par an au cinéma. L’année précédente, ils sont allés voir Manon des sources et Jeux interdits ; tous les quatre avaient les yeux humides en quittant Georges Poujouly et Brigitte Fossey.

De temps à autre, les Meynadier reçoivent. Cela se fait toujours le dimanche midi. Les invités, venus déguster le rôti de porc ou le civet de lapin sont des collègues de M. Meynadier, leur épouse et leurs enfants, de même qu’un cousin célibataire de Mme Meynadier, venu comme elle de sa Bretagne natale. Un passionné de football qui se désole des déboires du Racing Club de Paris et plus encore de la santé éclatante du grand rival : le Stade de Reims, bien placé pour décrocher le titre. Un passionné de vélo également qui, l’année précédente, a réussi à entraîner M. Meynadier au Vel’d’Hiv pour suivre les Six-Jours et assister à la victoire du duo belge Bruneel-Van Steenbergen.

M. Meynadier est coupeur chez un artisan maroquinier de la rue du Temple. Mme Meynadier fait, quant à elle, des ménages dans plusieurs appartements bourgeois du 5e arrondissement. Pour se déplacer, M. Meynadier préfère le métro et ce bon vieux matériel Sprague, en service depuis des décennies. M. Meynadier voyage toujours en 2e classe, dans un wagon vert bouteille, ses moyens ne lui permettant pas d’accéder au wagon rouge de la 1ère classe. Aux rames brinquebalantes et bruyantes du métro, Mme Meynadier préfère le bus, avec une prédilection, durant les beaux jours, pour les Renault TN4 ou TN6 à plateforme où un receveur muni d’un valideur ventral accueille les voyageurs.

Le temps des vacances venu, la famille se rend parfois en Bretagne, afin que les filles puissent voir leurs grands-parents maternels, épiciers dans une petite ville des Côtes-du-Nord, mais leur destination préférée est, en Auvergne, la ferme tenue par les grands-parents paternels et par le frère aîné de M. Meynadier. Faute de voiture, les voyages se font en train. C’est avec un grand plaisir que l’on voit défiler les paysages, les cheveux décoiffés par le vent qui s’engouffre par la fenêtre entr’ouverte. Un plaisir parfois gâché provisoirement lorsqu’une escarbille vient irriter l’œil ou lorsqu’un tunnel rabat la fumée émise par la locomotive à vapeur. Une fois en Auvergne, tout le monde s’entasse dans le vieux Dodge de récupération pour se rendre à la ferme. Là, selon ses moyens, chacun donne un coup de main aux travaux des champs, à la garde des vaches ou à la nourriture des cochons et des volailles. En cette année 1953, M. Meynadier est très excité car ses parents l’ont prévenu qu’ils viennent de remplacer la solide paire de bœufs Aubrac par un tracteur Massey-Harris acheté d’occasion. Vive le progrès ! M. Meynadier se voit déjà conduire la moissonneuse-lieuse au volant du tracteur. Vivement les vacances d’été…

 

Printemps 2013.

M. Perret, son épouse et ses deux fils – respectivement 11 et 9 ans - habitent dans un HLM de Vitry-sur-Seine. M. Perret ne se plaint pas car cet immeuble est plutôt moins souillé par les tags et les graphes que ceux des cités voisines. La cage d’escalier n’en est pas moins peu engageante et l’ascenseur donne des signes de fatigue. Lorsque l’hiver s’est installé, la vétusté des huisseries laisse en outre passer des courants d’air froids contre lesquels les radiateurs peinent à lutter, en dépit des travaux d’étanchéité effectués trois ans plus tôt par l’Office Public de l’Habitat.

M. Perret s’estime pourtant chanceux car il est locataire d’un quatre pièces. Il dispose même, au sous-sol, d’une cave où il peut ranger son petit mobilier usagé et toutes ces choses superflues que l’on accumule « au cas où ». Il dispose également devant l’immeuble d’une place de stationnement réservée où il peut garer sa Logan. Son appartement n’a rien de luxueux : il ressemble à peu de choses près à celui de ses collègues, pour la plupart logés en HLM. Mais au moins chacun de ses deux fils a sa chambre, de même que son épouse et lui. Fonctionnelle, la cuisine est équipée d’une cuisinière à gaz Indesit quatre feux, d’un grand placard, d’un réfrigérateur-congélateur Candy et d’un lave-vaisselle, également de marque Indesit, acheté en solde chez Promo Cash ; dans un angle de la pièce, un évier en inox à double bac est surmonté d’un chauffe-eau ELM-Leblanc. Attenante à la cuisine, une minuscule buanderie sert de séchoir à linge. La salle d’eau est équipée d’une douche. Les WC sont indépendants.

Le samedi est principalement consacré aux courses. Le matin, tandis que les garçons jouent sur leur Wii Nintendo ou envoient des SMS à leurs copains sur leur téléphone portable, M. et Mme Perret se rendent en voiture à l’Hypermarché Carrefour. Environ une fois par mois, ils vont également chez Picard pour renouveler le stock de plats surgelés, et chez Tang pour acheter des produits exotiques. Les Perret ne fréquentent quasiment plus le marché bi hebdomadaire, pas plus que les petits commerçants, le boulanger excepté, ainsi que le bureau de tabac lorsqu’il faut reconduire les grilles de Loto dans l’espoir de décrocher un jour le lot qui changera la vie.

Le dimanche est jour de loisirs. Après s’être usé les yeux sur leurs jeux vidéo, les garçons se rendent au stade ; tous les deux sont licenciés à l’ES Vitry section football, et c’est une excellente chose aux yeux de leurs parents car cela leur évite de traîner dans la cité en compagnie de Kevin et Idriss. De loin en loin, M. Perret et sa femme vont les voir jouer quand les rencontres ont lieu à domicile, particulièrement lorsque la météo est clémente. Le reste du temps, ils profitent de leur liberté pour sortir dans Paris, aller participer à un karaoké à Chinagora, ou se payer une toile aux Trois Robespierre.

De temps à autre, les Perret reçoivent. Cela se fait en général le samedi soir, le dimanche étant consacré aux repas en famille, soit à la maison, soit chez les parents de Mme Perret, à Malakoff. Les invités sont des collègues de M. ou Mme Perret, leur épouse et leurs enfants. On parle beaucoup de politique, en dénonçant les dérives libérales du Parti Socialiste et la tentation Front National manifestée par un nombre croissant de voisins, allergiques à la prolifération des commerces halal et des femmes porteuses de niqab, malgré les lois en vigueur. M. et Mme Perret sont résolument Front de Gauche et croisent les doigts pour que leurs compatriotes sortent enfin de leur léthargie politique. On parle également de football, et notamment du PSG, en condamnant les flots de fric du Qatar, cet état qui soutient sans vergogne les djihadistes du Sahel. Quant au cyclisme, gangréné par le dopage et les magouilles, il est l’objet de critiques virulentes, mais au contraire des Perret, la plupart de leurs amis continuent de regarder le Tour de France à la télévision.

Après avoir connu trois années de chômage et un début de dépression, M. Perret a retrouvé un job : il est électricien chez un artisan d’Ivry depuis deux ans. Mme Perret est hôtesse d’accueil dans une compagnie d’assurances installée à proximité de la Gare de Lyon. Pour se déplacer sans être trop gêné par les embouteillages, M. Perret utilise un scooter Yamaha, acheté d’occasion sur eBay. Mme Perret doit, quant à elle, combiner deux modes de transport pour se rendre à son travail : la ligne C du RER, puis la ligne 14 du métro ; elle possède un passe Navigo. Comparé à de nombreux collègues contraints matin et soir à de longs déplacements domicile-travail, les Perret ont conscience qu’ils sont privilégiés en termes de temps de transport.

Le temps des vacances venu, les Perret se rendent tantôt dans un gîte rural sommaire appartenant à des cousins paysans du Briançonnais, tantôt dans un centre Pierre-et-Vacances de Charente, grâce aux points cumulés par Mme Perret auprès du Comité d’entreprise de son employeur. En général, les garçons bénéficient de surcroît d’un séjour sportif en grande partie pris en charge par la municipalité. Cette année, ce sera un stage multisport. Les garçons sont impatients d’y être car l’école, c’est décidément « trop relou »…

 

Le paradoxe

1953. La famille Meynadier vit dans des conditions spartiates dans un habitat ancien dégradé. Mais c’est le lot commun des familles appartenant aux classes populaires. Certes, quelques immeubles de type HLM ont commencé à émerger ici et là, mais ils sont encore très rares. À toutes fins utiles, les Meynadier ont quand même déposé une demande à la mairie de Paris, mais l’employé ne leur a pas caché qu’il leur faudrait s’armer de beaucoup de patience avant de réaliser leur rêve.

En attendant, les Meynadier gardent un bon moral. Ils savent que, tôt ou tard, ils auront leur logement dans l’un de ces HLM où l’on dit que chaque appartement est équipé d’une baignoire-sabot, d’un WC privé, et même du chauffage central ! Et, qui sait ? peut-être disposeront-ils un jour d’un poste de télévision comme celui de M. Sabatier, le patron du café-charbon qui fait des recettes en or les jours de retransmission des évènements sportifs.

Les Meynadier sont d’autant plus confiants dans l’avenir que les filles sont sérieuses à l’école. Si elles continuent dans cette voie, elles décrocheront leur BEPC, voire leur baccalauréat. Tout leur sera alors possible, y compris entrer dans l’administration. M. et Mme Meynadier se prennent même à rêver de l’École normale d’instituteurs pour l’une des deux filles. Pas de doute pour eux : l’ascenseur social est en marche dans une société en progrès.

2013. La famille Perret vit dans des conditions correctes dans un habitat plutôt bien entretenu pour un quartier populaire de banlieue. Malgré leurs revenus modestes, les Perret disposent, dans leur appartement, d’un mobilier confortable et d’un équipement de bonne qualité tant en matière d’électro-ménager que de loisirs. 

Malgré cela, les Perret ont le moral en berne. Autour d’eux, les conditions de la vie en société se dégradent, à leur grand dam. Et les voitures brûlées au Nouvel an, ou les incidents entre communautés, ne sont évidemment pas de nature à embellir les perspectives d’avenir. Tel un fruit talé sur ce gâteau amer, le chômage ne cesse en outre d’augmenter ; quant aux salaires, ils stagnent quand ils ne baissent pas, du fait des mesures de flexibilité qui tendent à se répandre. Comble d’ironie, les médias ne cessent d’afficher le luxe dans lequel vivent les stars et les héritiers. 

Les Perret sont malgré tout assez confiants pour les études de leurs deux fils. Certes, les garçons affichent un désamour de l’école, mais c’est plus pour faire chorus avec leurs copains qu’en raison d’un véritable rejet. Confiants pour les études, les Perret le sont nettement moins pour la suite. Qu’adviendra-t-il de leurs gamins ? Quel que soit leur diplôme, feront-ils partie de cette génération que l’on dit vouée à un inexorable déclassement social ?

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », écrivait Nicolas Boileau dans L’art poétique. Puisse le contraire se vérifier dans cet avenir auquel seront confrontés nos enfants !

 


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