Acte d’image, pouvoir des images

par Bernard Dugué
mardi 9 février 2016

Réflexion sur le livre de Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, La découverte, 2015

L’information exerce un rôle spécifique selon la nature de celui qui exprime et celui qui reçoit. Un atome reçoit une information depuis le champ radiatif et change la forme de son nuage électronique. L’image que les hommes utilisent et façonnent parfois d’une manière subtile possède une influence qui pendant longtemps est restée impensée par la philosophie. C’est tout l’intérêt du livre écrit par Horst Bredekamp qui, en analysant de deux cents images couvrant plusieurs millénaires, est parvenu à forger la théorie de l’acte d’image qui joue un rôle symétrique de l’acte de langage élaborée par Searle et Austin, que l’on peut résumer par cette célèbre formule, dire c’est faire ! Autrement dit, le langage, dans certaines situations, peut se prévaloir d’un effet performatif. Le fait de dire conduit à la réalisation de ce qui est dit. Ce qui a été dévoilé comme performatif dans le langage existe également avec l’image dont la puissance était connue comme en témoignent les récurrentes querelles sur l’iconoclasme à l’ère byzantine ou protestante. Cette force des images est pensée grâce aux savantes investigations de Bredekamp.

Performer, informer, ces deux notions sont complémentaires. Informer signifie, dans l’une des multiples origines étymologiques, fournir une « forme intérieure » qui permet une capacité d’agir supplémentaire. En ce sens, performer signifie fournir une forme qui déclenche une action ou plusieurs. Le préfixe « in » signifie l’intériorité. L’effet performatif suppose aussi une pénétration du langage dans le sujet où il exerce une efficience constatée par les actes de ce sujet. La théorie de l’acte d’image décrit également une pénétration de l’image sous forme d’influence à l’intérieur du sujet. L’image est à la foi une forme et une dynamique, définie dans l’introduction du livre comme enargeia, substantif emprunté à la poétique d’Aristote et qui signifie un être en action. Le langage produit alors un effet. Il simule avec perfection une présence incarnée. C’est cette même présence qui fera l’objet d’une minutieuse enquête visant à déceler cette « incarnation » qui émane de l’image. Le langage énonce, l’image aussi mais avec une sémantisation spécifique qui n’est pas celle du langage, pas plus que celle de la musique. Enargeia signifie aussi persuasion. L’acte de langage se doit d’être persuasif, tout comme l’influence d’une image qui doit persuader le regardant de son pouvoir d’influence, de la présence qui l’habite, de la vie intérieure qu’elle incarne.

L’image a donc une influence. Elle exerce un pouvoir ou plutôt, une puissance. Une phrase de Léonard de Vinci est citée car elle explicite avec une profondeur inégalée le jeu ambivalent et sans doute secret, presque magique, qui se déroule entre l’image habitée et celui qui la regarde. Et qui conserve sa liberté s’il recouvre l’image ou alors doit tirer un trait sur toute forme de libre disposition de soi en s’exposant à l’influence de cette image (p. 13). Il va sans dire que des réserves ont été émises sur cette puissance des images qui relève d’une pensée magique, laquelle comme on le sait ne fait pas bon ménage avec la raison des Lumières et la science moderne.

L’image serait-elle à l’instar de la technique un Janus, doté d’une double influence ? Pour Platon, l’image se situe au fondement de la pensée et de l’action, mais d’un autre côté, elle dissimule la vérité. Platon n’était pas hostile aux images servant la civilisation mais il redoutait celles qui constituaient une menace pour la société (p. 34). Derrière l’image se situe la hantise d’une influence qui s’échappe du contrôle des philosophes. Bredekamp a sans doute lu le livre X de La République dans lequel Platon suggère de mettre à l’écart les tragédiens car ils diffusent un poison pour l’âme et perturbent le bon usage de la raison. Place ensuite à deux penseurs contemporains. Heidegger s’est confronté à l’image en menant une réflexion singulière sur l’ambivalence de l’œuvre d’art dans le déclenchement des effets. Tout en reconnaissant le caractère indomptable et secret de certaines œuvres qui échappent à notre emprise. Lacan sera encore plus méfiant, pratiquant une surenchère protectrice. Lacan retire aux œuvres d’art leur pouvoir de provocation, privilégiant alors les œuvres prodiguant un apaisement. Il faut se prémunir comme le regard des objets (p. 39). Lacan avait décelé ce jeu de miroir par lequel le regardeur de l’œuvre est aussi sous l’effet du regard de l’objet. Au final, l’image est ambivalente. Elle est une médiation entre le sujet et lui-même ou alors elle sert de vecteur pour structurer un espace collectif. A travers les images, les gens de la communauté participent à une forme de communion qui les unit par un lien non matériel.

Après ces réflexions générales, Bredekamp nous invite à comprendre trois catégories permettant de classer les actes d’images selon le mode structurel, participatif et dynamique déterminant le lien entre l’œuvre et le sujet qui se place sous son influence. Car si l’image possède une force, celle-ci produira des effets distincts selon le « rapport de force » qu’elle trouvera en face d’elle. Ou plutôt un rapport d’influence, ou de puissance. Il faut toujours garder à l’esprit que l’acte d’image suppose deux instances, celle des sujets regardeurs (ou regardants) et celle des images. Le mouvement de la puissance sera alors centripète ou centrifuge, extroverti ou intraverti. La théorie de l’acte d’image prévoit d’enquêter sur l’origine du pouvoir de l’image, naguère pensé comme l’efficace d’une puissance divine. Puis occulté au moment des Lumières (p. 91). Cette question ne sera pas résolue dans le livre de Bredekamp mais la solution transparaît à travers les trois catégories où s’inscrivent les actes d’images.

(1) Dans l’acte schématique se dévoile le vivant de l’image qui repose sur une procédure par laquelle un sujet semble effectuer un transfert de puissance vers l’image qui devient animée et se pare de l’attribut essentiel de la vie qui est l’automouvement, autrement dit l’animation. (2) Dans l’acte substitutif un échange entre corps et image se produit ; un échange qui ne réside pas dans l’assimilation entre un corps et une image mais qui repose sur l’équivoque traditionnelle consistant à considérer comme identiques, quoique séparés, le corps et son image. (3) L’acte intrinsèque repose sur la puissance de la forme sur les sujets. L’exemple édifiant étant fourni par une conférence de presse donnée en février 2003 au siège de l’ONU, quelques semaines avant l’intervention armée en Irak. La délégation américaine fit recouvrir d’un voile bleu la reproduction du Guernica de Picasso. Ce qui montre la force de l’image et comment certains tentent de se préserver, quitte à ce que le procédé soit grotesque et ce fut le cas lors de cette farce iconique jouée à l’ONU.

C’est la seconde catégorie, celle de l’échange entre corps et image, qui explique le plus clairement l’acte d’image tout en représentant un enjeu pour notre époque. Depuis des siècles, les images et les corps s’échangent et participent au jeu sociétal de la vénération, l’admiration ou à l’inverse la punition ou l’agression. L’atteinte à une image corporelle vaut souvent pour une peine infligée à celui qui est représenté. Jeu mais aussi enjeu politique. Dans la substitution corps image, la destruction d’image est vécue comme une atteinte aux corps et donc une agression physique. Les destructions iconoclastes par les Huguenots avaient un enjeu guerrier, une réplique menée à l’encontre des exactions physiques conduites par le clan catholique. Autre procédé, celui visant à montrer les hommes en tant qu’images parce qu’ils ont été tués. Ce procédé a été récemment inversé depuis un siècle. Des hommes sont tués afin de les utiliser comme image. Cette remarque résonne d’un sens très actuel. On pensera inévitablement aux exécutions filmées par les activistes du groupe « Etat islamique » en Irak et en Syrie. Au cours de l’Histoire, les images servaient à façonner l’adhésion des contemporains. De nos jours, d’autres images sont utilisées pour créer un climat de peur. L’acte d’image fonctionne alors, en induisant des comportements en réaction aux « choses » montrées et regardées. « La destruction des œuvres et des vies permet de créer des image actives, censée donner une légitimité à une action stratégique de long terme » (p. 210). Les images incitent à l’action en tant que substitut des personnes et inversement, elles renforcent les personnages dans leurs fonctions exécutées à travers les images. Bredekamp aurait pu ici mentionner les postures prises par Mitterrand lors de fameuses séances de pose face à un photographe. Et que penser de cette tradition républicaine chère à la France que celle d’afficher l’image du président les mairies, préfectures et collectivités locales ? Une image est une énergie qui véhicule une forme, ou alors une forme qui acquiert de l’énergie. Un acte d’image substitutif est un acte d’information qui produit une modification dans l’état des sujets agissants. Dernière exemplification proposée par l’auteur, les caricatures de Mahomet dans un journal danois et les violentes manifestations qui s’en suivirent dans le monde musulman. Il ne manque que les attentats du 7 janvier contre Charlie pour compléter cette théorie.

Dans le vivant de l’image, un transfert d’énergie se produit depuis le sujet vers l’objet. Dans l’acte substitutif, un double mouvement se produit, le corps passe dans l’image et réciproquement. Dans le troisième cas, c’est la forme de l’image qui impacte l’énergie spirituelle des sujets au point d’être une puissance qui les habite et qui induit cette réaction de défense s’il y a lieu de se préserver. Peut-on affirmer alors, en paraphrasant la formule des actes de langage, que regarder, c’est faire ? Avec le vivant de l’image, le regard se transforme en intention. Par exemple on regarde l’épée marquée à son effigie et on s’en saisit pour en user. Avec la force de l’image, on est en quelque sorte « fait » mais il faudrait mieux parler de « dé-faite ». Le Guernica représentait une menace car il pouvait signer la défaite des velléités belliqueuses américaines, ou du moins défaire les intentions de la puissance américaine à l’égard de l’Irak.

La théorie de l’acte d’image montre ainsi comment une entité du monde de l’information se transforme dans les sujets pour devenir un phénomène du monde mécanique (l’action des corps et des sujets). Ou un phénomène psychique qui joue souvent de son pathos comme d’un regard qui inhibe, en suscitant la crainte ou la quiétude. Ce dernier volet est exploré dans le chapitre consacré à l’acte d’image intrinsèque. Les structures formelles parviennent à pénétrer le psychisme des sujets qui sont sous l’œil de l’image. Bredekamp nous invite à parcourir diverses analyses sur ce pouvoir de fascination des images, de Nicolas de Cues à Warburg. Ces images qui émanent d’êtres transmettant leur vie intérieure instable aux mondes extérieurs et périphériques. Le processus est inversé par rapport à celui de l’image vivante dans lequel le vivant est donné à l’objet. Dans l’acte intrinsèque, c’est la vie de l’image qui, par le jeu dynamique du sujet et du miroir, investit le psychisme, bouleversant les âmes avec cette surabondance de pathos. La forme est dominatrice, tantôt fétiche dans de multiples champs de savoir, avec les modèles de la science, tantôt imprégnation durable dans la mémoire, avec la puissance de la forme.

La conclusion de l’étude livrée par Bredekamp fait office de programme de recherche tant les zones du savoir éclairées se présentent comme des chemins à explorer. Les images et leurs actes ne se réduisent pas aux liens ambivalents et aux jeux secrets reliant les œuvres et les hommes. Le règne animal sait aussi jouer des images et c’est dans cette voie que se dessine un champ prometteur concernant le rôle des formes dans l’univers du vivant et son évolution. Comme l’a très bien explicité l’auteur, l’acte d’image interfère avec la sélection naturelle au travers de la sélection sexuelle. Les mâles n’utilisent pas forcément la force pour éloigner les concurrents. Ils savent jouer de la puissance de l’image pour séduire les femelles et se doter d’une descendance qui participe au jeu évolutif des espèces.


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