Allocation universelle ou Arlésienne universelle ?

par lephénix
lundi 25 janvier 2016

Le 6 janvier dernier, le Conseil national du numérique (CNNUM) a remis à la ministre du Travail Myriam El Khomri un rapport « Travail, emploi, numérique » qui propose, dans sa recommandation n°20, « l’accompagnement des territoires expérimentant des formes diverses de revenus de base ». Depuis 1516, ce projet transformateur est promu par des penseurs, des « rêveurs éveillés », des activistes et des décideurs de bonne volonté : le revenu d’existence pour tous n’est plus une vue de l’esprit… Enfin, pas plus que le dogme d’un « plein emploi » et d’une « croissance » introuvables, comme le rappellent les « économistes » dignes de ce nom ou comme le démontre l’avant-dernier dossier du bimensuel Nexus…

Le « travail » (ou son absence…) semble une source d’angoisse permanente chez nos contemporains voués dès leur plus jeune âge à une implacable course à « l’emploi » alors que l’automatisation de la production est censée les en libérer... L’instauration d’un revenu d’existence pour tous permettrait de dédramatiser l’enjeu d’un « travail » de plus en plus introuvable ou oppressant pour les victimes du « management par la peur », d’éviter une épidémie de dépressions voire de suicides – et d’épargner au personnel politique d’avoir à se faire élire sur la sempiternelle promesse de « lutte contre le chômage ». Cela épargnerait aussi au « débat public » d’autres escroqueries comme la promesse d’une loi mettant « hors la loi le chômage des jeunes » agitée par des bateleurs d’estrade sans foi ni loi…

 

« Passer de la dette au don »

Voilà cinq siècles, l’humaniste anglais Thomas More prônait un revenu d’existence pour les gueux – ne serait-ce que pour les soustraire à la tentation de la délinquance… Depuis, l’idée a fait son chemin et suscité un « mouvement social » international ainsi qu’une avalanche éditoriale…

Le Cogito « Je touche un salaire donc je suis » qui a marqué notre vie en commun depuis un siècle ne fait plus société, ne serait-ce qu’en raison de la raréfaction du travail rémunéré qui met les individus en « compétition » effrénée sur un « marché du travail » engorgé… Qu’est-ce qui justifie, au fond, cette guerre que chacun est sommé de livrer contre tous au nom de la « compétitivité » ? se demande David Dennery, le directeur de la publication de Nexus. Le bimestriel consacre un dossier à « la nature du lien que nous entretenons entre revenu et activité » : « Une fois gratifiés par nos parents du merveilleux cadeau que la vie est censée représenter, nous nous retrouvons pétris de l’idée qu’il nous faut la « mériter » et la « gagner », notre vie. Avec une nature si généreuse qu’elle permet à 3% d’agriculteurs de nourrir une population entière, est-ce bien raisonnable de s’empoisonner la vie avec ce genre de chose ? L’énergie fossile ou électrique qui démode le recours à l’effort musculaire ne profiterait qu’aux actionnaires ? L’alternative : un revenu de base, offert sans condition à tous. Le plus surprenant, une fois franchi le pas du « il n’y aura pas assez pour tout le monde », c’est qu’on a bien du mal à comprendre ce qui justifie tant cette « compétition » à laquelle nous nous plions. Ainsi que le faisait remarquer malicieusement Boris Vian, « le paradoxe du travail, c’est que l’on ne travaille, en fin de compte, que le supprimer. ».

Coordonateur du dossier, Edouard Ballot s’étonne qu’un nouveau-né soit accueilli en France par une « dette publique de base d’environ 30 000 euros » : « Quel cadeau de bienvenue ! L’énormité des dettes publiques est un argument facile contre le revenu (et la dot) d’existence. Argument fallacieux, en premier lieu si on l’envisage non comme une dette, au même titre que le « don de la nature » qui est à la source de tout, absolument tout le système économique. L’argent – et la dette – n’est pas LE problème (…) Le choix du revenu d’existence relève avant tout d’une volonté politique et d’une organisation plus intelligente des richesses. ».

« Pourquoi chacun n’a-t-il pas déjà un revenu de base ? » interroge l’activiste Scott Santens qui, sur sa plateforme de parrainage Patreon, arrive à en réunir l’équivalent mensuel : « Parce que c’est mauvais pour les gens de vivre sans devoir prouver qu’ils le méritent ? Parce que dans un monde où 1% de la population possède autant de richesses que les 99%, nous ne pouvons pas nous l’offrir ? Avons-nous tous le droit de vivre, ou non ? ».

 

De la précarité subie à la mobilité choisie

Barb Jacobson, responsable du réseau européen en faveur d’un revenu de base inconditionnel rappelle : « Le revenu de base ferait disparaître ces « barrières à l’emploi » dont les politiciens aiment tant parler, et agirait en sorte que les mesures de flexibilité du travail ne jouent plus contre les gens mais en leur faveur. ».

 Son instauration permettrait de passer de l’actuel modèle de précarité subie à un autre modèle de « mobilité choisie » qui ne condamnerait plus des millions d’ « inactifs » surnuméraires à un pesant sentiment d’inutilité sociale – mais refonderait un socle de confiance pour une société enfin fonctionnelle…

Pour Paul Ariès, le revenu pour tous fait « le pari qu’il est possible de sécuriser les gens au maximum sur le plan économique afin de permettre à chacun de vivre dignement même sans travail – même sans emploi ce n’est pas la fin du travail mais la possibilité d’un meilleur partage du travail et d’une exigence plus grande sur son utilité ». Ainsi, pour le rédacteur en chef des Z’indigné(e)s !, nous pourrions passer « d’une société du chacun pour soi à une société du partage, d’une société où tout devient marchand à une société où l’essentiel devient gratuité »…

Pour l’économiste Riccardo Petrella, « un revenu de base garanti serait un moyen formidable de régulation des flux migratoires » - « il faudrait pour cela que les pays d’où sortent les migrants se laissent convaincre de le mettre en place chez eux aussi »…

En conclusion, Edouard Ballot rappelle les « perdants » du nouveau système – « les familles bénéficiant d’un revenu et d’allocations familiales élevés ainsi que les retraites au-dessus de 2000 euros » : « En revanche, la très grande majorité des salariés est gagnante du fait de l’application d’un prélèvement sur le travail plus modéré que l’actuel. Ce qui laisse donc de la marge pour une progressivité de l’imposition sur le travail et le capital. ».

 

En Finlande : le dilemme

Dans Alternatives économiques, Denis Clerc analyse l’expérience finlandaise qui sera mise en place en 2017 : un montant de 800 euros mensuels impliquerait de « renoncer à la totalité de la protection sociale finlandaise (et donc de recourir à des systèmes d’assurance privées pour ceux qui en auraient les moyens) - et de dire adieu à l’espoir de retraites liées aux cotisations déjà versées » : « C’est là le dilemme du revenu de base : élevé, il n’est pas finançable ; faible, il risque d’appauvrir la partie de la population la moins bien lotie, privée de prestations les plus redistributives (comme l’allocation logement ou le RSA) (…) C’est le paradoxe de cette idée : elle est séduisante car qui ne se réjouirait de percevoir chaque mois une somme permettant de vivre, du moins de choisir ? Mais beaucoup, persuadés que ce revenu s’ajoutera à ceux qu’ils perçoivent, ne voient pas qu’il viendra en partie ou en totalité s’y substituer. (…) Une seule chose est certaine : avec le revenu de base, la protection sociale, qui repose sur le principe « à chacun selon ses besoins », cèdera la place à un système où tout le monde devra se débrouiller avec la même somme. Et c’est sans doute pourquoi l’expérimentation est lancée par un gouvernement libéral. ».

D’ores et déjà, des experts comme le juriste Alain Suppiot, professeur au Collège de France, invitent à prendre acte d’une fin probable du salariat induite par la numérisation de nos vies : « Le travail ne peut ni ne doit être réduit à la forme historique particulière qu’il a prise dans les sociétés industrielles depuis le XIXe siècle, c’est-à-dire l’emploi salarié à plein temps. La forme salariée n’est qu’un moment de la longue histoire du travail. ».

Pour l’un de ses plus ardents promoteurs outre-Rhin, Götz Werner, le fondateur de la chaîne de magasins dm (Drogeriemärkte), « le revenu de base inconditionnel est une forme d’organisation sociale d’un crédit de confiance réciproque » - ainsi, « libéré de la peur existentielle, on pourrait extraire la seule matière première du XXIe siècle durablement utilisable, la créativité » (1). Ainsi, l’économie de demain, purgée de tout ce qui la plombait, aurait la valeur, le prix, la légèreté, la réactivité voire le génie de ce qui la portera, des idées qui l’irrigueront non pas pour l’enrichissement de quelques uns mais, comme le rappelait Marc Halévy (2) pour l’enrichissement « de la vie par la joie de tous ».

 

  1. Götz Werner & Adrienne Goehler, 1000 € pour chacun, Liberté Egalité Revenu de base, 2013

  2. Marc Halévy, Vers une autre économie, Dangles, 2012

     


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