Après Dany et son grand bazar, voici Sarkozy et le grand foutoir

par Bernard Dugué
mercredi 18 juin 2008

Sarkozy héritier de Mai-68 ? Non, plutôt hérétique, mais toute hérésie se rapporte à la doxa dont elle se démarque. Jouissez sans entraves ! Et maintenant, profitez sans vergogne ! Voilà en deux formules un signe des temps qui changent. Et une photo, Dany sur le parvis de l’Elysée, rencontre de deux mondes bien différents.

Qui se souvient du Grand bazar, un livre nature comme on dit, brut, sincère, candide au possible, fleurant bien son époque, les seventies. Un livre signé Daniel Cohn-Bendit, avec pour couverture cette fameuse photo avec son sourire narquois face à un CRS casqué, une photo presque aussi célèbre que celle du Che. Dany le rouge a livré un témoignage en forme d’héritage, de mode d’emploi, de fausse prophétie, de rêves utopiques. Le Grand bazar parle de l’audace, des expériences nouvelles, des jardins d’enfant expérimentaux, des tentatives d’autogestion, de création de pratiques communautaires. Bref, il fut question de rompre les égoïsmes, les replis sur soi, pour profiter moins et partager plus et, ce faisant, tenter de profiter tous ensemble, fonder une société plus généreuse, plus équilibrée, plus harmonieuse. Bref, un rêve comme l’humanité en a tant connus, de la cité grecque au fouriérisme, au marxisme, à la nouvelle société post-68, en passant par l’humanisme de Pétrarque et du quattrocento, celui qui suit avec Erasme, puis les Lumières…

Le Grand bazar est ce qu’on appelle un livre daté, jugé désuet, sans intérêt autre que pittoresque, un livre qui selon l’adage aurait mal vieilli, comme le glam rock de T-Rex et de Slade, les films des Charlots, le gendarme de Funès. Un livre définitivement enterré dont plus personne n’a entendu parler et qui fut remis dans l’actualité pour quelques propos jugé déplacés sur les enfants, ce qui a valu à Dany un procès en pédophilie à une époque où chaque Français était devenu un pédophile potentiel, surtout s’il exerce dans l’éducation. Merci Ségolène ! Pour revenir au livre de Dany, on ne pourra que regretter qu’il n’ait pas été réédité car c’est l’un des témoignages les plus intelligents sur Mai-68 et ses aspirations, avec en plus de subtiles analyses du monde à cette époque. Hélas, la France a préféré se complaire dans cette nouvelle philosophie qui est passé à côté du monde en se crispant sur Soljenitsyne, mais il est bien connu que le public aime les obsessions plus que les méditations. L’esprit obtus se gargarise de préjugés. L’esprit ouvert aime se perdre dans l’infini des questions non résolues. C’était un peu cela, le Grand bazar. Page 145, on peut lire cette phrase nous propulsant vers le grand foutoir actuel :

« Le chaos est un produit du capitalisme et les gens ont raison d’avoir peur de la désintégration sociale. Il n’y a rien de plus terrible que l’autodislocation d’un système social : c’est la porte ouverte à la lutte de tous contre tous (…) il faut dire que le capitalisme produit cette autodésintégration sociale et qu’il n’y a pas de solution à l’intérieur du capitalisme ». Ces paroles sonnent comme une prophétie et l’avenir a donné raison à Dany. Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est de désigner le capitalisme comme imputation des maux et des risques. Maintenant, nous savons que le capitalisme n’est qu’un « segment » d’une tendance qu’on peut comprendre comme l’avidité de profit et, en une formule, la généralisation du « profitez sans vergogne  ». Peu importe les moyens. Le capital en est un, le système des réseaux, le corporatisme, le népotisme, les niches publiques, tout est bon pour profiter sans vergogne. Et nous voilà à l’ère du grand foutoir qui se caractérise par cette alliance entre le chaos et le profit.

Bienvenue dans le grand foutoir

Le grand foutoir a germé il y a deux décennies, sous Mitterrand, mais il était discret. Et la société pas encore sous pression comme maintenant. Pour décrire le grand foutoir, il faudrait un livre, mais on peut en voir quelques traits dessinés par des témoins ayant observé leur champ où ils ont des compétences pour analyser les tendances. L’actualité livre aussi d’interminables faits de société appuyant la thèse du grand foutoir qui se caractérise par la rencontre d’un chaos social et de pratiques visant à augmenter les profits. Ce mot profit ne signifie pas vraiment. Il faudrait en préciser les tenants et aboutissants. Par profit, on doit désigner un revenu acquis par des moyens jugés illégitimes, mais qui peuvent être le plus souvent tout à fait légaux. Peut-être, pourrait-on parler de corruption, mais, là, on entre dans la sphère de la légalité, qui est distincte de la légitimité. Alors, place à un exemple. Celui des excès récemment constaté dans les pratiques de la médecine.

Le dépassement des honoraires médicaux fait débat. Profit légitime et revenu ou bien profit illégitime et corruption (au sens philosophique) ou alors carrément entorse à la loi ? Les trois cas se présentent. Les dépassements de 5 euros sont courants pour une consultation en ville. Il n’y a pas à s’en offusquer. Ceux qui les pratiquent sont souvent des médecins méritants. Pour les spécialistes, cela peut aussi se justifier. La loi encadre d’ailleurs les pratiques en spécifiant deux secteurs. Or, actuellement, les médecins du secteur I facturent des dépassements alors que, chez quelques spécialistes, on observe des tendances à la hausse et des dépassements peu raisonnables. C’était le cas il y a quinze ans et, maintenant, la pratique se généralise et s’intensifie au point que dans certains départements et quelques spécialités, il faut aligner 100 euros par consultation. C’est légal, mais, quelque part, on peut se demander où est passée l’éthique, où se loge la cohésion sociale quand l’accès aux soins fait l’objet d’un véritable chantage dont la seule réponse de Mme Bachelot, si bien notée, est de demander l’affichage du tarif s’il est supérieur à 80 euros, alors que la situation est certainement due au numerus clausus et à un déficit en formation de médecins. Si bien que de l’immobilier à la médecine, on se demande si les gouvernements successifs n’ont pas créé les conditions de ce grand foutoir. Se comportant en protecteurs des corporatismes et des profits. Bref, l’Etat capitalisme au sens philosophique, comme l’entendait Cohn-Bendit. L’Etat chef d’orchestre du grand foutoir, des profits sans vergogne et du chaos. Et quelques médecins du secteur I de pratiquer des dépassements, transgressant la loi sans que les pouvoirs publics n’interviennent.

Le grand foutoir et les profits sans vergogne, ce phénomène est déjà bien ancré dans les sociétés, la nôtre en particulier. Qui se souvient de la politique des chaînes publiques du temps ou Elkabbach était président de la télé publique. Des sommes conséquentes prélevées sur l’argent public et offertes aux animateurs producteurs pour qu’ils puissent monter leur boîte. Et les salaires dans la haute fonction publique, les revenus pour les stars du foot, pour les politiciens, toutes ces indemnités qui, elles, ne connaissent pas les limites imparties aux salaires. Ces parachutes dorés, ces stocks-options, ces revenus de PDG, ces indemnités décidées par les députés alors qu’ils durcissent les règles pour les chômeurs. Ces salaires octroyés aux directeurs et gestionnaires dans la presse, les maisons d’éditions, bien des PME, quelques associations en vue, les présentateurs. Et toute cette ronde des revenus qui accentue les différences dans la France du grand foutoir. Les puissants ont donné l’exemple. Profitez sans vergogne. Le la a été donné à la France entière qui, maintenant, n’a plus qu’à se révolter ou bien se résigner ou, alors, suivre le mouvement et, elle aussi, faire ses petits profits sous l’égide de Nicolas Sarkozy qui a décrété le travail au noir légal en défiscalisant les heures sup. Profiter sans vergogne. Chacun pour soi et tous contre tous. Après moi le déluge.

Les élites sont efficaces, sont intelligentes, sont rusées, elles sont humaines, naviguant entre le bien et le vice, transmettant les valeurs ou le vice au peuple. C’est selon les lieux et les époques. Actuellement, c’est le vice du profit sans vergogne qui prend un ascendant. La bonne vieille société des travailleurs est du passé. D’ailleurs, a-t-elle existé autrement que dans les rêves. Le minimum syndical de la négociation, pas terrible, mais consensuelle, entre Medef et syndicats, est en train d’être cassé par le gouvernement qui veut avoir la mainmise sur la pression sociale et passer en force pour la croissance, comme du temps d’après Weimar. Pour qui, pourquoi, on ne sait pas. Le sait-il d’ailleurs, Sarkozy, cet égaré archange du chaos, maître du grand foutoir pour le profit sans vergogne de ceux qui savent louvoyer dans cette société en souffrance.

Le grand foutoir a sans doute une ou deux origines qu’une réflexion affinée ferait apparaître à travers deux faits historiques. La politique de Reagan dans les années 80 puis dans les années 90, la mondialisation mise en place sur fond de décomplexion vis-à-vis de l’argent et du profit. C’était après la chute de l’Empire soviétique. Il n’y avait plus qu’un seul modèle. Intellectuels désabusés, mélancoliques, pas d’alternative pouvant arrêter l’évolution vers le grand foutoir. Chacun pour soi et tous contre tous, ainsi en a décidé le chaos contemporain. L’ordre juste de Ségolène était une idée vague. Place au désordre, au chaos injuste de Sarkozy, un désordre bien encadré par la police. Nombre de citoyens suivent. Car petits ou gros bénéfices, chacun se dit que c’est la règle, imposée et proposée d’en haut, celle du profit sans vergogne et de la lutte de tous contre tous.

Autres signes du grand foutoir, les tensions inflationnistes et la cacophonie régnante dans les médias. Spéculation sur le pétrole, les matières alimentaires, profits sans vergogne à l’échelle mondiale. En économie, comme en physique, l’augmentation de la puissance engendre des distorsions, la mécanique se met à vibrer, les roulements se grippent. Routiers, pêcheurs, taxis, ambulanciers… tensions dans les cités… et peut-être, des sautes d’humeur prévisibles chez les vacanciers grincheux, à qui on a ôté du pouvoir d’achat. A l’échelle nationale, les mesures politiques sont ciblées et bien ordonnées sur un côté, mais, dans d’autres domaines, effets d’annonces, phrases, déclaration, 35 heures, retraites, télé publique, commerce… quel désordre, Paul dit noir et Pierre dit blanc. Le phénomène concerne une même formation politique. Le facétieux Devedjian s’y connaît pour jeter le trouble et son compère Estrosi de lancer des piques ; qui restera sur le carreau dans cette affaire ? Au PS, ce n’est guère mieux. Le spectacle est crypté. Le PS ne livre pas de décodeur. Qui propose quoi et s’associe avec qui ? Julien Dray suggère qu’il serait bien qu’un élu de banlieue soit à la tête du PS. C’est vachement travaillé et puissant comme argument. Pourquoi pas un élu du Tarn-et-Garonne, ça sonnerait symbole jaurésien. Ou un élu de Charente, tribut à Tonton !

Chacun pourra se faire son tableau du grand foutoir. Magnéto Serge ! Le grand bazar, c’était un moment d’espérance, doux et chaleureux comme le son analogique d’un vinyle crachant du Led Zep ou du Dylan, trois chaînes télés, pas encore la Golf mais la Renaut 5 et les cabines téléphoniques, dans les champs cheveux au vent des jeunes innocents avec leur guitare et des gens qui se parlaient. Maintenant, le grand foutoir se décline en numérique, en mobile, en DVD, en wii, en wifi et en temps de cerveau pulvérisé. Un conseil, à lire dans un précédent billet : rester stoïque, essayer l’épicurisme et vivre zen. Le chaos du grand foutoir annonce sans doute une autre société, mais nul ne sait comment ça va se passer. L’Histoire sait que tous les rêves se sont fracassés sur la réalité des vices humains. Après Alexandre, les jeux funèbres et la fin de la Grèce radieuse, Rome prend le relais, puis tombe. Le rêve des lettrés humanistes après Pétrarque s’est envolé comme celui de l’humanisme à la Renaissance, fracassé par les guerres entre chef de fiefs et religieux. Les Lumières, pareil. Le marxisme, pareil. Le radicalisme de la IIIe République, pareil. La nouvelle société et le grand bazar de Dany, idem. Place au grand foutoir de Sarkozy.


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