Après des menaces de grève, quelle responsabilité pour les magistrats ?

par Isabelle Debergue
mercredi 28 juin 2006

Le rapport parlementaire sur l’affaire d’Outreau a eu un impact certain, mais même la « petite réforme » de la Justice envisagée par le gouvernement se heurte déjà à des levées de boucliers de plus en plus bruyantes. Rien de vraiment étonnant, mais qui peut choquer le citoyen qui, depuis vingt-cinq ans, espère un réel changement dans les mentalités institutionnelles. Va-t-on encore, à la fin, avoir le « courage de ne rien faire » ? Ce serait un rude coup porté à la crédibilité de notre démocratie, déjà mise à mal par l’avalanche d’ « affaires » au cours des deux dernières décennies, de promesses rarement tenues... Une réforme conséquente de la Justice est devenue indispensable. Pas seulement dans la juridiction pénale, d’ailleurs, car les principes énoncés par la Commission parlementaire ne lui sont pas vraiment spécifiques.

Le président de la République n’est pas allé très loin par rapport aux problèmes de la Justice. Il a explicitement écarté une « grande réforme » dans l’immédiat, ce dont les justiciables peuvent être déçus.

Mais des syndicats de magistrats menacent déjà le gouvernement d’une grève s’il présente un projet de réforme mettant en cause leur responsabilité pour des décisions juridictionnelles. La contestation porte sur les éventuelles suites qui pourraient être données à la proposition de la Commission parlementaire d’enquête sur l’affaire d’Outreau d’élargir la possibilité de mettre en cause la responsabilité des magistrats aux griefs de « manquement et violation grossière des principes directeurs du procès pénal ». L’Union syndicale des magistrats se dit totalement opposée à « toute responsabilité disciplinaire résultant des décisions de justice ». Il ne semble pas que le chiffre 210 personnes placées en détention provisoire en 2003 pour des faits de crime présumés et finalement acquittées après une moyenne de 15 mois de détention, dont il a été fait état à la dernière convention de l’UMP sur la Justice, ait suffi à infléchir la position des syndicats de la magistrature. Pas plus que la diffusion récente, par des avocats, de récits sur les méthodes employées par certains juges pour obtenir des aveux, par exemple.

Cependant, des justiciables se montrent mécontents dans un sens diamétralement opposé, estimant que les citoyens ont le droit d’être traités d’une autre façon. Ils souhaitent l’extension proposée de la responsabilité des magistrats, mais la trouvent trop limitée. Trop restreinte, sans doute à cause de la nature même de la mission confiée à la Commission parlementaire. Car, s’agissant de manquements et de violations de règles et de principes, pourquoi se limiter à la justice pénale ? S’ils ont lieu dans la justice civile, administrative, sociale... seraient-ils moins répréhensibles parce qu’il n’en va pas de détention ou de peines de prison ? Si « seulement » on perd ses biens, sa carrière, son emploi, la garde de ses enfants... est-on moins victime d’un dysfonctionnement grave ?

Pour des raisons évidentes, ce point de vue des justiciables ne saurait coïncider avec celui tacitement exprimé dans le rapport récent de l’Inspection générale des services judiciaires, un service dont le fonctionnement et les approches trouvent à peu près leur équivalent dans la Mission permanente d’inspection des juridictions administratives. Comme le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA) correspond assez bien à ce que représente, dans le domaine judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature. Avec une différence : les magistrats de l’ordre judiciaire ne revendiquent pas, à ma connaissance, la condition de hauts fonctionnaires et de corps recruté par la voie de l’ENA, comme le fait le Syndicat de la juridiction administrative. Ils n’affichent, non plus, cette qualification dans les prépas des concours, comme on peut le lire dans des plaquettes destinées aux futurs candidats à la fonction de juge administratif. Mais, justement, si on se réclame de la « haute fonction publique », ne devrait-on être encore plus redevable de ses actes ? Paradoxalement, les différences semblent aller dans le sens opposé à cette logique, y compris en ce qui concerne l’évaluation.

Si, dans un avis du 20 mai 2005, le Conseil supérieur de la magistrature se penche sur les questions d’évaluation et envisage même « la généralisation de l’évaluation à certains magistrats actuellement non évalués », la plus haute instance de la juridiction administrative adresse aux citoyens un message très différent. Le site du Conseil d’Etat leur explique, à propos des garanties d’indépendance, que : a) Tout d’abord, la gestion du Conseil d’État et de ses membres est assurée de façon interne... b) Même si les textes ne garantissent pas l’inamovibilité des membres du Conseil, en pratique, cette garantie existe... c) Si l’avancement de grade se fait, en théorie, au choix, il obéit, dans la pratique, strictement à l’ancienneté, ce qui assure aux membres du Conseil d’État une grande indépendance.... Mais le justiciable « de base » peut penser à un autre type de garanties d’indépendance. Par exemple, sur le plan de la séparation des carrières, comme le rapport parlementaire sur l’affaire d’Outreau le recommande pour la juridiction pénale. Un domaine où la juridiction administrative ne connaît aucune réelle incompatibilité.

Pourquoi un élargissement de la responsabilité des juges, uniquement pour la juridiction pénale ? Il en est de même pour l’évaluation, qui au fond en est indissociable. Pourquoi une séparation des carrières seulement pour cette juridiction, et uniquement entre le Siège et le Parquet ? Alors que, par exemple, toutes les administrations, tous les établissements publics sont des justiciables, et pas seulement de la juridiction administrative... De même, ne devrait-on pas séparer les fonctions de garde des Sceaux ou de ministre de la Justice de tout autre mandat ? Et si on reconnaît l’existence de manquements et de violations de règles et de principes de la part des juges, ne devrait-on fournir aux justiciables des moyens de prévention appropriés, notamment dans le domaine de la récusation, qui reste à ce jour un terrain « maudit » ? Autant d’interrogations qui ne sont pas vraiment nouvelles, mais qui embarrassent de nombreux décideurs. Pourtant, s’il faut être conséquent, il ne me semble pas qu’on puisse valablement éluder ces questions auxquelles pense tout justiciable quelque peu renseigné sur la réalité des institutions françaises.

Il serait très dommageable pour la démocratie que l’issue se joue aux moyens de pression dans un court terme des parties en présence. Les justiciables sont très loin de posséder les moyens organisationnels et les « relations » des corporations de la magistrature qui comptent des professeurs associés aux universités les plus prestigieuses, des conseillers de ministres et de premiers ministres, des directeurs d’établissements publics... Mais, justement, c’est cette "logique du plus influent" qui a très largement contribué à l’aggravation de dysfonctionnements dont le pays prend de plus en plus conscience, dans un contexte où la sanction politique permanente que constituent les « alternances » électorales dure depuis vingt-cinq ans. Il me semble qu’il est grand temps de proposer aux citoyens une autre conception de la démocratie.


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