Après les promesses, quoi ?

par Philippe Bilger
vendredi 29 juin 2007

On a trouvé sans doute le moyen de retarder encore davantage l'examen disciplinaire du dossier de notre collègue Burgaud à la suite d'un couac tellement énorme qu'on a le droit de se demander s'il n'a pas été fabriqué opportunément.

Patrick Devedjian s'est laissé aller à traiter, dans un entretien destiné à demeurer privé, Anne-Marie Comparini de "salope". Il s'est excusé mais comme il est de règle dans un monde structurellement grossier, on a des indignations de chaisière pour un dérapage qui ne bouleverse tout de même pas la face du monde. Il est vrai que j'ai toujours eu un faible pour cet homme politique qui n'a jamais usé de la langue de bois- d'où le risque d'un débordement comme celui de jeudi dernier- et qui aurait du devenir garde des Sceaux. Mais il fallait surprendre, étonner, désorienter, faire un contre-politique comme il y a, en sport, des contre-pieds. J'ajoute que Patrick Devedjian, en bon avocat qu'il a été, pourrait plaider une forme de contagion car si l'action est reine en ce début de quinquennat, on ne peut pas dire qu'il règne, depuis le 6 mai, un indiscutable parfum d'élégance, en dépit d'un gouvernement qu'on n'a jamais connu à ce point adepte d'un tel garde -à- vous intellectuel et politique. Il y a un mélange de caporalisme et de débridé qui suscite la curiosité de l'observateur et laisse pour l'instant le citoyen bouche bée.

Rachida Dati, la ministre de la justice, va faire voter sans coup férir les peines planchers et la réforme de la justice des mineurs. Elle s'est attelée à ce serpent de justice qu'est la carte judiciaire et ses nécessaires aménagements, avec une technique qui est passée de la marche forcée et de la bride abattue à une concertation qui sera longue, difficile puisque dans la simplicité du projet va venir se glisser de plus en plus la complexité du réel.

Après, quoi ?

On a d'autant plus le droit de se poser la question qu'en dépit des espérances, la campagne présidentielle n'a pas abordé, dans sa globalité, la réforme de la justice. Comme un bon petit soldat, la garde des sceaux a mis en oeuvre un programme- réalisation des seules promesses- qui est loin de représenter tout ce dont l'institution judiciaire et le citoyen-puisque je ne sépare pas l'une de l'autre- ont besoin pour retrouver efficience, confiance et légitimité.

Il va de soi que l'augmentation du budget et l'accroissement des moyens humains et matériels, avec le contrôle de leur exploitation, constituent le terreau structurel à partir duquel une évolution positive sera possible même si la modestie quantitative n'explique pas à elle seule la médiocrité qualitative.

Dans le domaine pénal, deux problèmes cruciaux vont devoir être abordés de front.

Celui de " l'inexécution " des peines qui, d'une part, rend absurde le dispositif de répression puisque celui-ci est battu en brèche quand il devient le plus nécessaire et, d'autre part, explique le recours obsessionnel à la prison, faute d'effectivité suffisante des autres sanctions. Pour répondre à ce double handicap, il me semble qu'il conviendrait de généraliser l'heureuse initiative, couronnée de réussite, de Pascal Clément pour les bureaux d'exécution des peines. Ce guichet unique et immédiat est sans doute la solution pour pallier les vices d'un processus qui fait perdre à la justice pénale sa crédibilité.

Celui de la misère pénitentiaire. Pour ma part, il ne s'agit pas, selon l'attitude confortable dominante, d'obliger l'Etat à sacrifier sa mission de sauvegarde publique au prétexte que l'enfermement n'offrirait pas aujourd'hui les garanties de décence et d'humanité souhaitées par tous. En réalité, le gouvernement ne peut que connaître les effets prévisibles des peines planchers- réforme qui a plus que jamais mon assentiment-, il a évidemment conscience de l'état pénitentiaire et du fait que la surpopulation pénale conjuguée avec l'indignité de beaucoup de lieux sont grosses de révoltes et de ressentiments que l'opinion, aussi conservatrice qu'elle soit sur ce plan, pourrait comprendre. Aussi, le ministère de la justice n'a pas d'atre choix que de mener de concert une politique cohérente- avec la répression qui s'ensuivra- et une amélioration drastique des conditions de détention, sans omettre la construction à marche forcée de nouveaux établissements. Puisque le président de la République, à juste titre, arrache à la gauche une substance politique et humaniste qui, de fait, ne lui revenait pas d'essence, le chantier principal, pour cette vision rénovée, se situe derrière ces murs où la malfaisance est incarcérée. Mettre " le paquet " sur ce plan- la création d'un contrôleur indépendant est déjà une avancée fondamentale- constitue l'impérieuse obligation d'un Etat qui ne souhaite pas voir son action ruinée par les conséquences dommageables qu'aujourd'hui, elle ne manquerait pas d'avoir.

Pour les autres justices civile, sociale et commerciale qui, cachées par l'omniprésence pénale, ne peuvent pas montrer leurs plaies au grand jour de la démocratie, ne pourrait-on concevoir un audit infiniment détaillé, cour d'appel par cour d'appel, tribunaux par tribunaux, où les retards scandaleux seraient pointés, les dysfonctionnements choquants dénoncés, l'administration de la justice réellement évaluée et où, en conséquence, des modalités d'intervention urgentes et réparatrices seraient mises en oeuvre ? Cette action qui répondrait à la priorité des besoins aurait un double mérite. Le constat ne serait pas négligeable pour le débat sur la carte judiciaire. Le citoyen verrait enfin l'institution, ici ou là, s'attaquer à son mal fondamental : celui d'offrir un service public de très mauvaise qualité. Si on laisse les choses encore se dégrader, un jour les usagers mécontents descendront dans la rue pour protester. Parfois, je me demande si une telle manifestation- qui nous changerait de celles corporatistes des magistrats- n'ouvrirait pas la voie à un véritable changement. Il me semble aussi que pourrait être utilement creusée une idée qui proposerait un corps de "magistrats volants", pompiers de la crise judiciaire et qui dans l'urgence, avec beaucoup de latitude, viendraient apporter leur soutien partout où la justice brûle.

Cet inventaire qui donnerait au ministère une appréciation fine des ombres et des lumières nationales pourrait utilement s'accompagner de l'instauration d'un véritable contrôle professionnel qui, appliqué à l'ensemble de la magistrature, permettrait enfin de savoir ce que chacun vaut réellement, sans fard ni complaisance ni démagogie, du plus haut des hiérarques jusqu'au soutier de base. Avant toute prise de fonction une estimation de l'existant, à son issue une évaluation. Certes, le quantitatif n'est pas tout mais il donnerait une perception à peu près exacte du travail de chaque magistrat. On verrait des gloires usurpées remises à leur piètre place et des anonymes remarquables gagner leur place au soleil. Il me semble qu'un tel quadrillage des compétences serait en harmonie avec l'opportune création d'un directeur des ressources humaines à la Chancellerie.

Apparemment, en dehors d'une minorité dont je fais partie, le corps judiciaire s'accroche à son unité, en refusant que le siège et le parquet constituent deux entités distinctes, structurellement indépendantes l'une de l'autre, ce qui à mon sens, pourtant, serait de nature à restituer à la procédure pénale son authenticité, sa contradiction et sa pluralité. Si cette division est abandonnée comme je le crains, restera à affronter tout de même le problème de la composition du conseil supérieur de la magistrature( CSM). Il est essentiel que soit continuée la démarche qui vise à rendre cet organe moins corporatiste, moins replié sur lui-même, moins préoccupé des luttes de pouvoir et des rapports de force et plus soucieux de favoriser les compétences et les personnalités. Pour le moins, il faut réduire sensiblement le nombre de magistrats au sein de cette instance pour que, en ce qui concerne l'ensemble de ses attributions, elle sorte de son autarcie pour s'ouvrir, se libérer et se faire respecter par tous. On en a assez des clans. On aspire à ce que les meilleurs soient distingués et promus.

La vie judiciaire appelle, dans sa richesse et ses lacunes, tant de réformes possibles qu'il n'est pas concevable de les évoquer toutes. Rien ne se fera, à l'évidence, si l'Ecole nationale de la magistrature ne bénéficie pas d'une attention toute particulière. Le directeur de cabinet du garde des Sceaux, Michel Dobkine, n'y sera pas hostile, j'en suis sûr. Le choix des enseignants, les modalités de la formation, ses finalités, l'apprentissage de la maîtrise du pouvoir, la politesse et la culture, la pluralité des intervenants, autant de pistes qui ne sauraient être négligées sans risquer de ne rendre cette école prestigieuse que nominalement. La procédure pénale, dont on soutient depuis le désastre d'Outreau qu'elle devrait être revisitée de fond en comble, sera déjà largement enrichie par les mesures que j'ai évoquées plus haut. Tout ce qui instaurera des délais infiniment stricts pour la durée des procédures et le temps de détention sera le bienvenu, de même que, autant que faire se peut, l'élargissement des espaces de publicité, partout où il sera compatible avec le peu de secret qu'exige une justice véritable. Puisqu'on a abandonné le projet de supprimer la fonction de juge d'instruction- quel dommage !-, il sera bon de pousser les feux de l'accusatoire autant qu'on pourra pour mettre de la contradiction, de l'avocat, des armes équitables, de la preuve, de l'audience et de la transparence dans un monde qui en manque.

J'ai gardé le meilleur, le plus difficile pour la fin. Je maintiens que, sans paradoxe, ce qui restaurera le lien de confiance et d'estime entre les citoyens et notre institution viendra d'une responsabilité accrue des magistrats. Non pas que je sois masochiste en souhaitant pour mes collègues comme pour moi, d'implacables fourches caudines mais, aujourd'hui, aucune liberté, aucune puissance ne peuvent se dispenser de rendre des comptes. Il n'existe plus de métier d'ordre, de pratique d'autorité qui puissent se soustraire à cette belle exigence de responsabilité. Ce n'est pas parce que nous sommes forts que nous sommes contestés mais parce que, naturellement faillibles, nous ne sommes jamais mis en cause pour les désastres que, seul ou de concert, nous pouvons causer et qui sont détachables, par leur gravité, de l'accomplissement normal de notre mission juridictionnelle. Plus de responsabilité nous rendra plus proches du citoyen. Loin de nous faire perdre notre importance, elle la légitimera en cessant de faire peser sur le corps tout entier les fautes d'un seul. L'honneur d'être magistrat, c'est aussi, devant le citoyen, d'offrir nos grandeurs et d'avouer nos faiblesses. La pire des choses serait de prétendre demeurer à l'abri de la rumeur soupçonneuse de la République en nous cachant derrière un statut qui nous protège moins qu'il nous dessert.

Après, quoi ? La ministre de la justice a l'embarras du choix. Les magistrats craignent ou espérent. Le citoyen attend.


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