Arts & Démopraxie : une clé pour la transition sociétale et écologique espérée ?
par Pascale Mottura
mercredi 8 mars 2017
Pour « changer le monde par l’art », il devient de plus en plus urgent, en ce 21ème siècle, d’ajouter à la révolution des arts l'art de la ré-évolution de la société.
La dernière Berlinale (67ème édition du festival international du film de Berlin, février 2017) a remis en lumière l’œuvre de Joseph Beuys, artiste philosophe, chaman et fervent écologiste, grâce à un film documentaire en compétition réalisé par le cinéaste Andres Veiel.
Une autre actualité est celle de Michelangelo Pistoletto, dont le puissant projet de Troisième Paradis est lié symboliquement depuis fin 2016 à la recherche spatiale (mission VITA - Vitality, Innovation, Technology and Ability - de l’Agence spatiale italienne, agréée par la NASA).
En partant des avant-gardes culturelles qui ont marqué le XXème siècle, c’est l’occasion de s’interroger sur l’importance des grands mouvements artistiques, holistiques et opératifs, pour des transformations de dimension glocale. C’est l’opportunité aussi d’en souligner l’absence actuelle en France.
Dans tous les sens du terme, l’art réfléchit le monde et, dans le meilleur des cas, il l’embellit. Il en est le miroir à la fois concave et convexe, diffuseur d’images et de lumière, et loupe pour la réflexion.
Se demander si la création artistique peut transformer le monde est à mon sens une tautologie car, avec l’art, l’humain prolonge l’acte créateur de l’univers en perpétuel mouvement et métamorphose.
(Tiens, je me sens leibnizienne en écrivant ces phrases…).
Dans la Grèce antique, le mot tekhnè était utilisé pour désigner l'art et aussi l'artisanat. En gros, tekhnè c’est la fabrication, la création, c’est l’art de faire advenir dans la matière, c’est le fait de « produire un étant qui n’était point auparavant ».
Le tekhnitès majeur et premier est l’univers lui-même dont nous sommes chacun une infime composante, donc tous potentiellement créateurs. Encore faut-il en prendre conscience et désirer manifester notre puissance créatrice.
Sans chercher ni à les caser dans des catégories antinomiques ni à les hiérarchiser, (chacun ayant sa raison d’être et sa juste place), il apparaît que certains créateurs, plus transcendants et contemplatifs, s’inscrivent plutôt dans une verticalité, d’autres, plus immanents et activistes, plutôt dans une horizontalité.
Ainsi, peut-être doit-on désormais distinguer les artistes des artivistes.
Aucun artiste n’a obligation d’afficher une volonté d’agir directement sur les dysfonctionnements qui oblitèrent gravement l’avenir de notre planète et de tout le Vivant qui s’y incarne. Dieu merci ont existé et existent des Jérôme Bosch, Fra Angelico, Raphaël, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Francisco de Zurbarán, Johannes Vermeer, William Turner, Mark Rothko, Cy Tomwbly, Pierre Soulages, Bill Viola, et des centaines d’autres admirables créateurs. Leurs œuvres nous transportent très au-delà de nos basses contingences matérielles et sont intrinsèquement ré-évolutionnaires.
Néanmoins, en cette ère Anthropocène, ont émergé, dès les années 1970, de nombreux artistes préoccupés par les problématiques sociales et environnementales, parmi lesquels sont reconnus aujourd’hui : Piero Gilardi, Olafur Eliasson, Andrea Polli, Tomas Saraceno, Adrian Villar Rojas, Giuseppe Penone, Fabrice Hyber, Agnès Denes, Angelika Markul, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Thierry Boutonnier… impossible de citer tous ces artistes de talent en lutte contre les égosystèmes destructeurs.
En soutien, COAL (Coalition pour l’art et le développement durable) alerte et rassemble depuis 2008 les acteurs culturels sur les problèmes environnementaux. Il s’agit d’une association mobilisée sur les questions d’art et d’écologie, à l’initiative de nombreux projets artistiques au moment de la COP21.
COAL accompagne l'émergence d'une nouvelle culture de l'écologie à travers ses actions tel que le Prix COAL créé en 2010 qui, en six éditions, a reçu plus de mille cinq cents dossiers provenant de plus de soixante pays.
Entre artistes et artivistes assumés, on trouve l’artiste français JR qui travaille toujours sur des questions sociétales mais qui s’estime « plutôt artiste engageant qu’engagé », précisant : « dans l’art, on soulève des questions, mais on n’apporte pas de réponses. Je ne prends pas parole pour les gens, les communautés, je reste dans l’engageant, mon travail ne fait que leur donner une voix. À eux de la prendre, ou pas. Je vais juste coller du papier, ça ne va rien changer à la face du monde, et pourtant, en cassant les codes et les images, on peut amener à repenser la manière dont on voit l’autre. Donc quelque part, c’est un début pour changer le monde. »
Le théâtre aussi est convoqué pour faire passer des messages essentiels sur l’avenir de l’humanité et de la planète. Dans le cadre de son projet « Passions Gaïa », le sociologue et philosophe Bruno Latour collabore avec des théâtres et des musées pour favoriser depuis plusieurs années les rencontres entre scientifiques et artistes travaillant autour de la question écologique saisie dans sa globalité. Son projet de recherche et d’exploration théâtrale lancé en 2010, « Gaïa, tragi-comédie climatique et globale », a été soutenu par le Ministère français de l’écologie (MEDDTL), Sciences Po (projet SPEAP), le Centre national des écritures du spectacle (La Chartreuse en Avignon), La Comédie, Reims Scène Nationale, the Bayerischer Rundfunk, Soif compagnie, etc.
Avant d’évoquer les grands courants artivistes de notre époque, examinons un peu ce que les mouvements artistiques de la fin du XIXe et du XXe siècles peuvent encore nous dire, en tout cas ceux qui ne se limitaient pas à marquer une rupture stylistique mais qui entendaient influencer l’art de vivre, l’art d’être.
La démarche générale des avant-gardes artistiques au tournant du XXe siècle s’inscrit toujours dans un projet politique, au sens noble du terme, avec un désir de rompre avec le passé pour ouvrir un regard neuf sur l’avenir. Ces avant-gardistes luttaient pour une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques et esthétiques. Leur but était autant de s’affranchir des codes petit-bourgeois que des formes d’art traditionnelles.
Le mouvement Arts & Crafts, considéré comme l'initiateur du modern style, concurrent anglo-saxon de l'Art nouveau et du Jugendstil, est né en Grande-Bretagne vers 1860, en pleine période industrielle de l’Angleterre victorienne dépréciant les savoir-faire des artisans. Lancé par quelques intellectuels tels John Ruskin et William Morris dans les domaines de l'architecture et des arts décoratifs, de la peinture et de la sculpture, il entendait réagir à l'industrialisation des moyens de production et à son cortège d’injustices sociales, et s’opposer à ses ravages humains et esthétiques. Il se diffusa en Europe et aux États-Unis entre 1880 et 1910.
Morris prône l’union de tous les arts et l’art pour tous. Pour Ruskin, l'idéal artistique naît de la réunion des compétences et non de leur concurrence.
Le style Arts & Crafts est illustré en France par un site magnifique : le Bois des Moutiers situé à Varengeville sur Mer, où l’on peut admirer, entre autres, les jardins créés par Gertrude Jekyll (son jardin blanc, une merveille…).
Trois courants fondamentaux simultanés ont ensuite profondément influencé leur époque : le Dadaïsme né en Suisse, précurseur du Surréalisme ; le Bauhaus né en Allemagne à Weimar ; le Constructivisme, en Russie. Trois réponses, trois attitudes différentes face aux mêmes problématiques : fins de régimes, montée de l’industrialisation, crise économique de 29 (annonciatrice de bouleversements encore plus radicaux), montées du bolchevisme et du nazisme, guerres mondiales.
Manifestant un mépris rageur pour les valeurs en place, l’ordre bourgeois, l’esthétique académique, les artistes de Dada se voulaient extravagants et irrévérencieux. Ils étaient drôles et caustiques, des traits de caractère absents chez trop d’artistes et d’intellectuels de la génération contemporaine du tout à l’égo.
Rien n’échappe au Dada, poésie, graphisme, typographie, photographie, musique et arts plastiques. L’art est utilisé comme un instrument de subversion pour transformer la vie, combattre la folie des hommes et les réconcilier avec l’ordre naturel. « Je voulais trouver un autre ordre, une autre valeur de l’homme dans la nature. Il ne devait plus être la mesure de toute chose, ni tout rapporter à sa mesure, mais au contraire toutes choses et l’homme devaient être comme la nature, sans mesure. Je voulais créer de nouvelles apparences, extraire de l’homme de nouvelles formes. » écrit Hans Arp, très lié au mouvement Dada, dans Jours Effeuillés (1948).
Ce qui caractérise un mouvement artistique c’est sa force d’essaimage.
De Zurich, Dada se retrouva en Italie avec Julius Evola à Rome, Gino Cantarelli et Aldo Fiozzi à Mantoue, autour de la revue Bleu, également en Hollande, avec Théo Van Doesburg et la revue Mecano. Il a des adeptes à Bruxelles (Pansaërs), à Zagreb (Dadatank), en Pologne, en Hongrie, en Espagne, et jusqu'au Japon (Takahashi Shinkichi).
Malgré ce qu’en pensait Tristan Tzara lui-même (« Le dadaïsme n'a jamais reposé sur aucune théorie et n'a jamais été qu'une protestation »), les historiens de l’art estiment qu’au-delà de la révolte et de l’opposition Dada a repensé à neuf la peinture, la poésie, la photographie, le cinéma et qu’il est à l’origine de l’art moderne et contemporain.
Le Dadaïsme a entraîné la révolution surréaliste dans son sillage, sachant que celle-ci est peut-être allée trop loin dans l’inconscience. (Rappelons cette phrase souvent reprochée à André Breton, notamment par Albert Camus : « L'acte surréaliste le plus simple consiste, révolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. » C’est dans le second Manifeste et même s’il ne s’agissait que d’une injonction virtuelle cela passe mal aujourd’hui…).
Légendaire école d'art allemande, creuset de la modernité entre 1919 et 1933, le Bauhaus initié par Walter Gropius a été le théâtre, pendant ses quatorze années d'existence, d'une révolution artistique qui influence toujours l'architecture et le design d'aujourd'hui.
Directement inspiré par la vision Arts & Crafts d’un art devant répondre aux besoins de la société, le Bauhaus s'est distingué par un enseignement global mêlant toutes les disciplines, sans dogmatisme, pour donner une grande place à la liberté créatrice par l'expérimentation, abolissant la distinction entre les beaux-arts et la production artisanale.
Si le Bauhaus a eu autant d’influence, c’est aussi grâce à l’extraordinaire ambiance d’amitié et d’effervescence intellectuelle anticonformiste qui le caractérisait. Le Bauhaus fut avant tout un lieu de vie, une matrice pour inventer un nouveau mode de vie assimilant le meilleur de la modernité.
Bien que dissout à Berlin à l’arrivée du nazisme, son legs a été considérable dans le monde entier, jusqu’en Chine. « Le Bauhaus est une utopie qui, pour faciliter l’émergence d’une nouvelle société, a repensé les conditions matérielles d’existence. Si cet esprit se prête particulièrement bien à l’Allemagne des années 1920, il est universel et permet de rassembler architectes, peintres, céramistes, orfèvres, etc., vers un but unique : la construction d’un nouvel environnement de vie ».
Quant au constructivisme, qui personnellement m’intéresse beaucoup moins, il fut l'art officiel de la Révolution russe jusqu’en 1921. Puis le mouvement tomba progressivement en disgrâce auprès des autorités. Influencés par le matérialisme historique de Marx et d’Engels, les constructivistes « furent amenés à donner une place importante aux matériaux qu’ils organisaient selon des principes techniques de la structure et de la construction pour mettre fin à l’illusion picturale et pour créer un art susceptibles d’être compris par tous sans le prisme de la culture “bourgeoise”. » (Noëmi Blumenkranz-Onimus).
Passons à l’héroïque rebelle Joseph Beuys (1921-1986), passé à la postérité essentiellement comme artiste alors qu’il a beaucoup apporté à la réflexion sur l’écologie, l’enseignement et la démocratie. Beuys n’a pas créé officiellement un mouvement artistique mais son charisme a fait naître autour de sa personne une communauté d’esprit et d’action encore vivante. Nombre d’artistes anthropocènes se revendiquent de son influence aujourd’hui.
Il chercha toute sa vie à éveiller la conscience de ses contemporains au moyen de conférences, d’oeuvres sculpturales et de performances artistiques de toutes sortes. Il a participé à la création du parti Vert en Allemagne, Die Grünen, et a rejoint un temps le mouvement Fluxus.
Avec lui, la défense de l’environnement a pris un aspect performatif et militant. En 1982, il planta 7000 chênes lors de la Documenta 7 de Kassel afin de sensibiliser la population aux méfaits, encore ignorés, de la déforestation, et de revivifier, en chaman, la terre. En forme d’hommage et de prolongation, le duo Ackroyd & Harvey a fait germer 500 glands de ces mêmes chênes pour les planter en France dans le cadre de leur tournée Trees on Tour en 2015 (œuvre nommée « Beuys’ Acorn »). Beuys avait planté ces 7000 chênes dans le but de « donner l’alarme contre toutes les forces qui détruisent la nature et la vie ».
Ce qui intéresse Beuys, artiste anthroposophe, c’est un art politique au sens philosophique du terme, qui participe aux débats et à la régénération de la société, un art qui porte aussi chaque individu à faire de lui-même une œuvre d’art. Il partagea avec Yves Klein l’idée d’art total, un art qui n’est pas séparé de la vie (l’art est en tout, l’art est tout et tout est art), ce qui a l’a amené à créer le concept de « Sculpture Sociale ». Pour Beuys, l’art doit être un langage commun à toute discipline enseignée ; par exemple, dans un cours de science, ont devrait parler des applications artistiques de telle formule mathématique ou de tel procédé chimique.
L’enseignement et l’éducation étant à ses yeux les fondements de la société, il ne cessa de déplorer le manque d’enseignement artistique en générant de multiples conflits avec l’administration dans le cadre de sa fonction de professeur de sculpture à l’Académie de Düsseldorf. Il finira par en être renvoyé en 1971.
Pour lui le but n’est pas que tout le monde devienne artiste, mais l’art doit être enseigné à tous afin que chacun puisse appliquer à son quotidien le principe de création. « Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à quelque chose... ».
La praxis de Beuys est une praxis artistique politique. Pour la Documenta 5 de Kassel, il a ouvert durant 100 jours un bureau d’information sur l’Organisation pour une Démocratie Directe à travers le Référendum (liberté d’initiative populaire). Il invitait les visiteurs à débattre sur la démocratie, l’écologie, l’économie, le droit des femmes, etc., abolissant ainsi les frontières entre art et politique.
Andy Warhol a dit à son sujet (ils se sont rencontrés en mai 1979, dans la galerie Denise René / Hans Mayer à Düsseldorf) : « I like the politics of Beuys. He should come to the US and be politically active there. That would be great… he should be president ». On imagine que Warhol ne renierait pas ses propos aujourd’hui…
Né en 1933, Michelangelo Pistoletto est un artiste mondialement connu, dont les Tableaux-miroirs constituent le fondement de la production artistique et de la réflexion théorique. Il s’est rendu célèbre dès les années 1960 en Italie, en participant notamment à la création du mouvement Arte Povera. Son parcours l’a conduit à des problématiques sociétales et environnementales qu’il aborde d’une manière systémique : il envisage la création comme l’activité seule capable de concilier les révolutions technologiques, les exigences environnementales et les valeurs humanistes. Son œuvre et ses écrits sont d’une telle richesse qu’il est bien difficile de les résumer.
Son engagement s’incarne dans la fondation, la « Cittadellarte », qu’il a créée à Biella en 1998 dans l’ancienne filature de laine Trombetta (Pistoletto est un grand tisserand ! cf. Les Tisserands, du philosophe Abdennour Bidar).
Fabrique sociale, lieu de résidence et de production, fourmilière de 27 000 m2, cette « usine à idées » réunit non seulement des artistes et des intellectuels mais également des scientifiques et des entrepreneurs sociaux. Il s’agit d’un réseau communautaire ouvert dont l’objectif est de mettre l’art en interaction directe avec les différents secteurs de la société : l’architecture, la communication, l’éducation, la mode, l’alimentation, la politique, la production et la spiritualité.
La « Cittadellarte » ne dépend pas de subventions publiques pour son fonctionnement, elle s’autofinance grâce aux Bourses que reçoivent les étudiants, et grâce aux divers projets, menés en partenariat avec des organismes privés et publiques, qui s'insèrent en profondeur dans le tissu économique (par exemple : une plate-forme créée pour défendre la production de tissus « écodurables » ; l’invention, par un atelier d'architectes au cœur de la citta, de nouveaux matériaux d'isolation à partir de la paille de ce riz dont regorge la plaine du Pô ; etc.).
C’est dans cette matrice qu’est née l’initiative de Troisième Paradis symbolisée par le nouveau signe de l’infini dessiné par Pistoletto en 2004. Ce signe comporte trois cercles au lieu de deux : le premier paradis, c’est le paradis naturel ; le deuxième paradis, c’est le paradis artificiel (celui que nous vivons aujourd’hui, poussé à l’extrême, qui nous apporte à la fois de grandes satisfactions mais aussi des crises immenses) ; le cercle central est l'unification, la réunion des ces deux paradis, le naturel et l'artificiel.
Ce nouveau signe de l’infini est une boussole pour nous guider vers une humanité nouvelle, réconciliant les pôles Nature et Artifice, ainsi que le Féminin et le Masculin.
Les trois cercles signifient aussi : moi, toi et nous (io, tu, noi).
“Le Troisième Paradis s’inscrit dans le cadre et les expériences mûries à Cittadellarte, et en devient la vision programmatique.”
« Le Troisième Paradis ne veut pas prophétiser un avenir empreint d'espoirs métaphysiques, mais une transformation responsable qui concerne tous les domaines de la vie humaine et convoque les énergies mentales et pratiques de tous pour atteindre l'équilibre entre nature et artifice, raison et émotion, individu et société, public et privé, local et mondial ». (Michelangelo Pistoletto).
En outre, Pistoletto propose d’insuffler une nouvelle confiance dans la société en remplaçant la notion de pouvoir (kratos) par celle de pratique (praxis), évoluant ainsi « de la démocratie à la démopraxie ». Il nous veut « tous unis dans la création d’une œuvre d’art globale » grâce à une démocratie qui serait tournée vers la praxis, une capacité de faire et d’agir partagée par le plus grand nombre.
Ce qui est en jeu, c’est la critique des systèmes de pensée ancrés dans la conscience moderne. Nietzsche, par exemple (cf. Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres) voyait dans le sentiment démocratique une égalité inspirée par la jalousie qui voudrait abattre tout ce qui élève. Cette volonté de définir l’Homme sur un mode unique, de vouloir imposer un modèle général à tous, produit une uniformisation et par-là même une « médiocrisation », tout le monde voulant ressembler à tout le monde et ne visant jamais plus haut que soi-même. Le spécialiste de Nietzsche, Dorian Astor, pense que le relativisme, la question du « tout se vaut » est la plaie du monde actuel et que l’on a besoin d’une remise en circulation des multiplicités, d’un flux avec des prolongements poétiques et politiques évidents.
Cela peut amener à critiquer certains aspects de la vie démocratique, spécialement le système éducatif qui tend à formater les enfants pour en faire des adultes « égaux », voire « normaux ». Une éducation vraiment démocratique est une éducation capable de défendre la multiplicité des singularités et de révéler les talents et mérites propres à chacun.
De fait, nous ne devons plus nous bercer d’illusions quant à la pseudo démocratie dans laquelle nous vivons. Notre société est entre les mains d’oligarchies tenues par les banques et les multinationales. Ces banques et ces multinationales croissent grâce à nos consommations. Comme le clame Pierre Rabhi, allons vers la sobriété heureuse pour les braver et les contrecarrer ! Nous pouvons tous agir pour une meilleure santé du monde, ne serait-ce qu’en veillant à une saine alimentation de nos corps et de nos esprits. Que mettez-vous dans votre assiette et dans votre bibliothèque ? La résistance commence là, très concrètement, aujourd’hui. Devenons des citoyens « arte povera » en adoptant un mode de vie défiant la société de consommation, le capitalisme agricole et l’industrie culturelle qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Les artivistes se doivent aujourd’hui plus que jamais d’être des messagers de vérité, des chantres de la parrêsia (à la fois liberté de parole et « dire vrai » ; lire ou relire à ce sujet Le courage de la vérité de Michel Foucault).
Les actions des très courageuses et méritantes associations L214, PETA ou One Voice, etc., ainsi que celles des lanceurs d’alerte et autres whistleblowers, gagneraient à être accompagnées systématiquement par des artistes dans l’esprit des « forces réactives » dadaïstes ou des guérillas de l’arte povera. Ces concentrés d’énergies régénératrices faciliteraient la transmission d’informations douloureuses à des publics encore non sensibilisés ou qui font comme les autruches parce qu’effrayés.
Certains artistes sont déjà ancrés dans cette perspective : Carmen Weisskopf et Domagoj Smoljo (!Mediengruppe Bitnik), le collectif Peng !, ou encore Danae Stratou qui a créé « Vital Space », une plate-forme artistique globale, interdisciplinaire, transmédia, qui s'attaque aux problèmes urgents de notre époque ; etc.
Si un grand mouvement, créatif et réflexif, rassembleur, n’existe pas en France actuellement, une prise de conscience du rôle joué par les arts et les artistes dans un monde en pleine mutation se manifeste maintenant à l’échelle mondiale.
L’UNESCO-MOST, IYGU (International Year of Global Understanding), le CIPSH (conseil International pour la Philosophie et les Sciences Humaines), le WHC (World Humanity Conference) et Mémoire de l'Avenir ont lancé récemment un appel à projet intitulé « Art et Société » afin de créer un mouvement mondial d’artistes pouvant témoigner de l’impact des arts dans les sociétés et de l’importance des propositions locales sur un plan global. La date limite pour le dépôt des candidatures était le 15 février 2017.
L’appel à candidatures s’adresse à tous les artistes et collectifs d’artistes qui questionnent les défis de nos sociétés comme l’écologie, la nature, l’espace urbain, les migrations, la mémoire individuelle et collective, la lutte contre toutes les formes d'inégalités et de discriminations, le vivre ensemble, la science, le travail, l'éducation, l'économie, la politique… en utilisant l’art sous toutes ses formes : plastiques, numériques, photographiques, scéniques, poésie, vidéo, écriture, architecture, culinaire, craft…
En août 2017, une sélection de propositions d’artistes en provenance de chacun des 206 pays membres de l’Organisation des Nations Unies occasionnera une installation présentée lors de la Conférence Mondiale des Humanités en 2017 à Liège, organisée par IYGU, l’UNESCO, le CIPSH et la Fondation pour la CMH.
En parallèle, sera lancée une plateforme numérique et interactive pour un recensement mondial des projets artistiques impliqués dans la société qui permettra un partage immédiat des engagements, des recherches, des savoirs et des connaissances autour du monde.
Il s’agit donc bien plus de la création d’une banque de données internationales à même de nourrir de futurs mouvements que de la création d’un mouvement artistique mondial proprement dit.
Car les facteurs de réussite des grands mouvements artistiques pour une renaissance sociétale sont : un coryphée ou un petit groupe de créateurs-intellectuels à son origine, un manifeste au caractère universel, un lieu-matrice d’envergure, et une énergie connective permettant une propagation de ses idées dans le monde entier.
Grâce à des artistes-intellectuels téméraires et visionnaires tels que Joseph Beuys et Michelangelo Pistoletto, et à leurs épigones, on sait d'une part que l’écologie (à considérer d’une manière large comme la science des sciences, la raison du monde) n’appartient pas aux seuls politiques et scientifiques, d'autre part que l’art peut se mettre au service de causes et créer du lien pour défendre un monde commun.
Il faut espérer qu’un grand mouvement naisse rapidement en France et trouve son lieu ainsi que ses modes d’expression et de diffusion les plus larges. (Si on commençait par accueillir une antenne de la Citadellarte, ce ne serait déjà pas si mal).
L’art nous oblige à une autocritique, il nous aide à nous dépasser, à viser toujours plus haut. Il ne faut pas se contenter de résister, de créer contre. Il faut sortir d’une création oppositionnelle qui réduit le champ créatif, mais se déconditionner de ce que l’on veut contrer pour aborder les rives d’une création purement active, réellement nouvelle.
Pascale Mottura
7 mars 2017
Sources :
- Rencontre avec JR, Le Monde.fr 02.10.2015. Propos recueillis par Emmanuelle Jardonnet.
- Laurent Le Bon (sous la dir. de), Dada, Catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, Editions du Centre Pompidou, 2005.
- « Vivre au bauhaus : créer, enseigner, transmettre », Anne Monnier, extrait du catalogue L’esprit du Bauhaus, Musée des Arts Décoratifs, Paris, octobre 2016- février 2017.
- Heiner Stachelhaus, Joseph Beuys, une biographie, Éditions Abbeville, 1994
- « Joseph Beuys, l’art pour tous ? » conférence par Sandra Bébié-Valérian, 21 novembre 2008.
A noter : En allemand, bildende Künste désigne les arts plastiques. Mais le verbe bilden ne signifie pas seulement “façonner” ou “former”, il signifie également “éduquer”, “instruire”, “former” au sens spirituel du terme. Le mot Bildung est pratiquement synonyme de culture, à la fois individuelle (formation) et collective (civilisation). « Le raisonnement de Beuys s’appuie sur ce réseau de significations : l’histoire est sculpture parce qu’elle est à l’oeuvre “das Bildende”, l’élément formateur, créateur, qui donne également leur nom aux arts plastiques ». (Sandra Bébié-Valérian).
- « Joseph Beuys », in Droit de Cités février 2011, par Dario Caterina.
- Michelangelo Pistoletto, Le Troisième Paradis, Actes Sud, septembre 2011 + http://www.actes-sud.fr/minisite/pistoletto/
- Michelangelo Pistoletto, Omnithéisme et Démocratie, Actes Sud, 2013
- Impliquons-nous. Dialogue pour le siècle entre Edgar Morin et Pistoletto, Actes Sud, octobre 2015.
- « Peut-on être Nietzschéen ? », Répliques France-Culture, 4 mars 2017, avec Dorian Astor, philosophe et germaniste, spécialiste de Nietzsche, et Céline Denat, maître de conférences à l’université de Reims- Champagne-Ardennes, spécialiste de philosophie allemande moderne, et membre et coordinatrice du Groupe international de Recherches sur Nietzsche.