Au fond de l’abīme
par LM
vendredi 7 décembre 2007
Le meilleur livre de l’année s’appelle Gomorra, est publié chez Gallimard, écrit par Roberto Saviano, menacé, depuis, de mort. L’histoire vraie d’un jeune homme né en terre de sang, d’exécutions et de clans, en terre de camorra, qui a choisi, sans masque, de décrypter le Système. Voyage au bout de la mort.
« La première fois que j’ai vu quelqu’un assassiné dans la rue, je devais avoir 13 ans. » Roberto Saviano a aujourd’hui 28 ans, seulement. Et des cadavres, il en a revu. Il est né à Naples, terre de Camorra, en 1979. Le cadavre de ses 13 ans, il le découvrira mitraillé dans une voiture, les pieds sur l’appuie-tête, littéralement renversé par les rafales, ce qu’un policier appellera « la pluie ». Un autre policier, ce jour-là, saisira par les cheveux la tête du mort pour lui cracher au visage avant de se justifier ainsi : « C’était une ordure, tout va bien, c’est rien de grave ». Beaucoup de cadavres plus tard, sur les lieux d’un autre assassinat, Saviano surprend une discussion entre deux gamins sur la meilleure façon de mourir, l’un avançant qu’une balle dans la tête c’est le plus rapide, on ne souffre pas. Saviano entre dans la conversation en suggérant que « dans la poitrine », c’est peut-être « mieux », et il obtient ce sidérant exposé de son jeune interlocuteur : « Non, dans la poitrine ça fait mal, ça fait super mal et on met dix minutes à crever. Les poumons doivent se remplir de sang, et la balle est comme une aiguille en feu qui entre et tourne à l’intérieur. Et ça fait aussi mal aux bras et aux jambes, c’est comme une morsure de serpent qui ne te lâche pas. La tête, c’est mieux. Tu fais pas sous toi, tu te chies pas dessus, tu agonises pas par terre pendant des plombes... »
Bienvenue à Gomorra. La Gomorrhe de la camorra, même si camorra, nous dit Saviano, est un terme de journalistes, ici, on parle du « Système ». Le Système, Saviano entend nous le démonter, nous l’analyser, sous nos yeux ébahis, effarés, consternés et presque choqués. Je dis presque, parce qu’évidemment, aux âmes sensibles les mains vides, on s’habitue tant à des montagnes de violence, qu’il faut se lever de bonne heure, quand même, tous les matins, pour surprendre encore la vierge effarouchée très tapie, là-bas, dans l’ombre. Il n’empêche, Gomorra est un livre qui secoue, un de ces ouvrages qui vous saisit d’effroi, certes, mais ne vous lâche plus. Vous n’y pouvez rien, vous continuez, vous voulez savoir. Ce Système-là est trop horrible, trop sanglant, trop barbare, pour ne pas être pleinement, totalement, entièrement de notre époque, de nos règles, de nos coutumes. Et ça commence, fort, par un lâcher de cadavres sur le port de Naples. Un container s’ouvre, en partance pour la Chine, il s’ouvre et libère sa clandestine cargaison, une ribambelle de Chinois, aussi morts que la peine, qui s’étalent par terre, comme des cartons, du poisson, ou n’importe quel déchet. Des Chinois tués par leurs employés, mais tués avec l’assurance d’être enterrés chez eux, au retour. Les familles reçoivent l’argent nécessaire aux funérailles, et le corps du défunt, nu, avec autour du cou une pancarte en carton en guise de papier d’identité. C’est aujourd’hui, pas loin, ici. Chez les Saviano, mais chez nous aussi. Ces chinois travaillent notamment dans l’industrie du textile, fabriquent avec leurs petites mains des robes parfois de haute couture : cette scène sensationnelle où l’on voit un de ces ouvriers maudits reconnaître à la télévision la robe qu’il a cousu portée par Angelina Jolie à la cérémonie des Oscars ! On ne pourrait pas l’inventer.
Saviano raconte, et met la main à la patte. Il réceptionne lui-même, à la levée du jour, une flopée de cartons bourrés de ces chaussures de sport haut de gamme qui font le bonheur des quartiers, des rappers, ou des présidents joggers. Des baskets tombées du camion, ou plutôt du porte-containers, et dispatchées ensuite dans les meilleures boutiques d’Italie, pays raffiné, à l’élégance certaine et aux pâtes inimitables. Les clandestins, les ateliers de confections dissimulés, les marchandises détournées, les flics qui ferment les yeux, Saviano nous promène dans un premier temps dans ces entrelacs-là. Et puis, il passe au Système, à proprement parler, son fonctionnement, ses règlements de compte, surtout. Les guerres des familles, toujours plus sanglantes, toujours plus marquantes. Des morts chaque jour, ou pas loin. Décapités, énucléés, dissous dans l’acide, brûlés, torturés, des cadavres comme à la parade, page après page, jour après jour. Avertissement, vengeance, représailles, tout est bon pour semer la mort, faire couler le sang. Les hommes soi-disant « d’honneur » apparaissent là dans leur plus simple expression : des bouchers, sans foi, ni loi. « Les tuer tous. Jusqu’au dernier. Au moindre doute. Même si on ne sait pas de quel côté ils sont, ni même s’ils en ont choisi un. Tirer. C’est de la merde, seulement de la merde. En cas de guerre, face au risque de perdre, on cesse vite d’être un allié pour se changer en ennemi. Il n’y a plus d’individu, seulement des pions qui permettent de mesurer sa propre force et de l’exercer. Ce n’est qu’après qu’on créera des camps, alliés d’un côté et ennemi de l’autre. Mais d’abord on tire. »
Saviano décrit sans emphase, sans détachement non plus, sans jugement moral, cette guerre-là, dépourvue de règles. Ou presque : ce pandémonium est régi évidemment par la loi du profit. Rien ne doit se perdre, tout doit rapporter. Les tenants du Système flinguent plus pour gagner plus. « Tel est le nouveau rythme qu’impose les entrepreneurs du crime. Telle est la nouvelle puissance de l’économie. Dominer coûte que coûte. Le pouvoir avant tout. La victoire économique plus précieuse que la vie. N’importe quelle vie, y compris la sienne ». Là où d’autres, dans des livres sur la Mafia, se bornent à nous narrer des histoires de clans, de familles, de tradition, de respect et on ne sait quelles autres fadaises, Saviano lui dresse le portrait d’une sorte de Compagnie de capitalistes hardcore, uniquement inspirés par l’argent, rien d’autre. Des Frankenstein de l’économie mondiale, celle qui permet de lessiver à qui mieux mieux tout argent sale ou douteux, d’alimenter en moins de temps qu’il n’en faut pour tirer une balle dans la tête n’importe quel compte aux îles Caïman ou ailleurs. Le Système profite du système, en quelque sorte, et c’est peut-être cela qui rend si édifiantes les pages de Saviano.
Dans ces pages, pas de garde-fous : les chefs de clans, les seconds couteaux, les balances ou les repentis sont cités, nommément. Saviano, comme dirait Céline, a bien « mis sa peau sur la table », et il en paie le prix aujourd’hui, il vit sous protection. Il est, à moins de 30 ans, à la merci de la première balle venue. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut le lire, c’est parce que son livre est grand, son autobiographie sang pour sang napolitaine est une merveille, sensible et tranchante, comme rarement on en lit. Il faut dévorer ces pages sur le trafic des déchets en tout genre, trafic qui rapporte aujourd’hui au Système plus d’argent que celui de la cocaïne, qui provoque des situations invraisemblables et narrées par la presse, comme ces régions où la terre se retrouve polluée, les légumes impropres à la consommation, ces villages qui abritent pourtant des chefs de clan. La politique de la terre brûlée, en pire : empoisonner même les siens, juste pour ramasser encore la mise. La politique du perdant perdant, que personne ne s’en sorte. Il faut lire et relire ces passages où l’auteur nous raconte comment les exécuteurs d’aujourd’hui, tellement imbibés de culture hollywoodienne, tirent comme Travolta dans Pulp Fiction, le pistolet à plat, ce qui provoque des blessures graves et douloureuses, l’histoire aussi de ce parrain condamné qui s’était fait construire la réplique exacte de la maison de Tony Montana (Al Pacino) dans Scarface. Il faut lire comment Hollywood a façonné les mafieux, et non pas le contraire. Il faut le lire pour le croire. Et ces femmes gardes du corps qui s’habillent comme Uma Thurman dans Kill Bill pour escorter leur chef... On sera surtout gré à Saviano d’enfin en finir avec ce mythe tenace du « parrain » (autre terme importé d’Hollywood) toujours bien habillé, attaché à sa maman, qui a des valeurs et une certaine humanité : ici, répétons-le, ici « en terre de camorra » (mais partout ailleurs aussi en terre de mafia) il n’est question que de brutes sanguinaires, qui ne connaissent que la violence pour conserver leur pouvoir. Un Système au-delà du pourri, où tout est à jeter. Où rien n’a valeur d’exemple à suivre.
« Je suis né en terre de camorra, l’endroit d’Europe qui compte le plus de morts par assassinat, là où la violence est la plus étroitement liée aux affaires et où rien n’a de valeur s’il ne génère pas de pouvoir. Où tout a la saveur de l’ultime bataille. » Gomorra n’est fondamentalement pas un livre sur la mafia, mais bien plus sûrement un livre sur Roberto Saviano, Napolitain, jeune homme normal dans un monde barbare, où la barbarie en tout cas, transpire des murs, des trottoirs, des yeux, des silences. Jeune homme lucide qui a dit non, et l’a dit fort, noir sur blanc. En Italie, son livre s’est arraché, le monde lui est ouvert. Un grand livre, solidement écrit, qui replace notre temps dans toute son horreur : « Ici on n’a pas peur que le ciel nous tombe sur la tête. Ici on s’enfonce. On plonge. Car il y a toujours un abîme au fond de l’abîme. »