C’est gratuit, ça a du prix !
par Jacques Arfeuillère
lundi 12 novembre 2012
Un "magasin pour rien" en Alsace, des zones de gratuité qui s’ouvrent ici ou là : voilà de quoi donner de l’urticaire à cette conviction aujourd’hui si bien ancrée selon laquelle tout a un prix. Doit-on saluer ce retour -timide- du gratuit ?
Beaucoup de bonnes volontés, en effet, vous l’affirment : on ne peut faire du caritatif, du « social » dans le tout gratuit. Contre un service, un bien, il faut qu’il y ait contrepartie. Pourquoi, ajoute-t-on ? Eh bien, pour responsabiliser celui qui reçoit, pour éviter ce que l’on aime appeler, du mépris dans la voix, la dérive de l’assistanat, pour préserver un peu de la dignité de celui à qui on donne… Les bonnes raisons ne manquent pas, rarement contestées, comme ces évidences passées depuis longtemps au crible de la réalité, chacune s’installant dans le confort des raisonnements tout faits selon lesquels une aide ça se mérite, un secours, ça se gagne…
Parce qu’il y aurait de la dignité dans l’acte marchand ? Parce qu’on accepterait aujourd’hui que celui qui ne « mérite pas » n’ait rien ? Parce que la bonne volonté se compterait désormais à l’euro trébuchant ? Voilà sans doute qui expliquerait le naufrage de l’école obligatoire, voire même l’essoufflement de la sécurité sociale pour tous, ces deux Babel bâties à l’aurore des lendemains qui chantent de la Révolution puis du Conseil national de la résistance sur ce principe devenu mortifère de la totale gratuité. Voilà qui expliquerait le succès toujours grandissant de la contrepartie aux revenus minima et autres allocations qui font les gorges chaudes des orateurs rompus au libéralisme triomphant.
Alors quand on ouvre un « magasin pour rien » à Mulhouse qui permet à qui le veut de repartir avec trois objets choisis sans contrepartie, quand on invente ici ou là des zones de gratuité temporaire où chacun vient déposer des objets, des livres, des cd, des « biens » en somme, on ne se contente pas de redistribuer ou de lutter contre le gaspillage. On fait bien plus que cela : on affirme que la loi du marché n’a pas vocation à régler tous les échanges, on rappelle qu’il est des valeurs qui ne sont pas rattachées à un prix, on introduit de l’égalité en satisfaisant sans condition ni stigmatisation, pour tous, un besoin fondamental. Bref, on redéfinit un peu pour tous, du côté de l’humain et du partage, la notion de richesse.
Photo Séverine Lenhard 2012