C’est ton tour, bizut’ !

par Johan
mardi 17 octobre 2006

Mais qui sont ces jeunes personnes vêtues de sacs plastique noirs, couvertes de crème à raser, quêtant dans la rue de quoi financer leurs premières vraies beuveries ? Quel est cet étrange jeu de rôle grandeur nature auquel ils s’adonnent ? Quelle est la signification de cette agitation ?

Septembre-début octobre est pour beaucoup l’époque de la rentrée. Depuis notre plus tendre enfance, notre ventre est noué à l’idée de changer notre environnement et notre quotidien. Les rentrées successives rythment aussi les grandes périodes de sa vie. Elles correspondent à l’entrée dans une « dimension » supérieure, avec ses codes, ses références, ses exigences. En cela, il est intéressant de comparer les rites de passage universitaires, religieux, sociaux, et d’en analyser (trop brièvement, j’en conviens) les sens cachés.

La finalité d’un rite de passage est de marquer la fin de la période précédente, afin d’en faire le deuil, de marquer physiquement la fin du cycle, l’acceptation du nouvel ordre, et l’adhésion au maintien de celui ci.

I Le deuil de la vie passée

L’entrée dans une nouvelle ère implique que le mimétisme envers les aînés devient beaucoup plus fort. Désormais ils sont nos pairs, et, comme Suzanne Citron l’a illustré dans Pygmalion à l’école, leur regard et celui de nos maîtres nous façonnent.

Alors le bizut’ doit affronter une épreuve, depuis le saut avec un élastique pas élastique en Afrique, jusqu’à une privation de nourriture, de sommeil, une grosse absorption d’alcool, la construction de la « quille » des militaires, ou une humiliation comme la quête pour financer les soirées d’intégration dont il sortira grandi. La plupart du temps, celle-ci est faite pour être surmontable avec de la volonté.

Un des Marx Brothers ne disait il pas : « Je ne ferai jamais partie d’un club qui voudrait m’avoir pour membre » ? Le bizut’ ne peut revendiquer que la place qu’il a méritée.

II L’acceptation du nouvel ordre

Moins connus sont les bizutages qui visent à s’assurer la docilité du bizut’. L’idée est d’exposer celui-ci à un comportement qu’il aurait refusé, ou du moins dont il dirait qu’il l’aurait refusé.

Par exemple, une option élitiste de la faculté de Droit d’Aix-en-Provence avait mélangé aux nouveaux de la promotion des complices qui répliquaient régulièrement au professeur, avec le ton des fidèles d’une secte « le Droit, c’est ce qui est juste » en latin (Jus est quod justum est, si je ne m’abuse, mais je n’ai pas pratiqué cette langue depuis quelques années). Cette formule, juspositiviste, n’est pas anodine (pas plus que le buste d’Auguste Comte qui trône au milieu de la cour intérieure de la Faculté de Droit de Montpellier).

Similairement, dans une grande école d’ingénieurs de Grenoble, les élèves se sont trouvés confrontés lors de leur première journée à un exercice de math particulièrement corsé, sur lequel même les anciens pensionnaires de prépas se cassaient les dents. Après vingt minutes de difficultés, et un savon humiliant du professeur, c’est une ravissante jeune femme qui, à la surprise générale, se proposait pour résoudre l’équation, avec des calculs hermétiques. Il s’avérait en fait que celle-ci était elle aussi complice d’une bande de deuxième année, qui débarqua par les portes à l’arrière de l’amphi avec force bouteilles d’alcool et rouleaux de papier toilette.

De même, en cette rentrée 2006-2007 est-il amusant de remarquer avec quelle application les étudiants notent les instructions de présentation données par leurs chargés de TD, en particulier ce chargé de Droit administratif qui pousse le vice jusqu’à imposer le nombre de lignes sautées, la place des majuscules, comme cherchant à provoquer une réaction de leur part. Quand celle-ci vint enfin, il fut choquant de remarquer chez les autres élèves l’absence totale de distance prise par rapport au ridicule de la situation.

Vous l’aurez compris, cette fois-ci, c’est la force d’intimidation de l’institution qui est démontrée au bizut’. Celui-ci ayant consenti de nombreux sacrifices pour intégrer sa filière est en définitive disposé à accepter sans renâcler de nombreux abus. Le bizutage lui en fait prendre conscience de manière incontestable. C’est un peu la reproduction atténuée de l’expérience de Stanley Milgram sur l’impact de l’autorité (l’expérience du faux quizz menant à des décharges électriques à chaque réponse erronée).

III La transmission d’un lien aux règles du groupe

Hors de question de bizuter si l’on a pas soi-même été bizuté. De même, toute personne ayant été bizutée se pose la question de savoir si elle doit à son tour bizuter ou non. Le bizutage oblige ainsi le bizuté à se positionner face à la tradition, qui symbolise la règle ancestrale du groupe.

Dans le domaine religieux, le problème se traduit par des rituels à chaque fois cruciaux pour le groupe. Ce sera l’onction, la circoncision, l’excision...

Pour un juif ou un musulman, ne pas perpétrer la circoncision, c’est mettre fin à une chaîne qui remonte à Abraham qui, après le sacrifice retenu d’Isaac, a signé une alliance avec Dieu par ce biais. Ne pas circoncire son nouveau-né, ne pas le baptiser, c’est risquer de se voir soi-même exclu du groupe. L’inverse marquera implicitement l’aval donné a posteriori à la décision de son père, qu’il soit biologique ou symbolique (le parrain des IUT et des écoles d’ingénieurs, par exemple).

Conclusion : le bizutage est un avatar moderne des tests de soumission imposés à l’individu. A la moindre incartade, il lui sera rappelé l’humiliante épreuve dont il a fini par se rendre complice.

A ce titre, les guerres ont également eu ce rôle-ci, impliquant dans des massacres collectifs des jeunes gens innocents, les forçant à torture, à violer, se garantissant ainsi de toute remise en question ultérieure par ses citoyens.

Aujourd’hui, le bizutage n’est plus forcé mais librement consenti. Est-ce un éloignement de la barbarie, ou une forme plus insidieuse de soumission ?

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