Cachan, morne plaine...

par Patrick Adam
mardi 12 septembre 2006

Le geste politique de Lilian Thuram envers les enfants issus de familles de clandestins de Cachan a occasionné bien des remous. Avec quelques jours de recul, qu’en reste-t-il et pouvons-nous en tirer quelques enseignements ?

D’un côté, il y a ceux qui ont la gueule de bois médiatique des lendemains de fête, après avoir pris une sacrée bitture aux bons sentiments et qui attendent la fin de la semaine prochaine pour pouvoir se remettre à picoler un bon coup avec leurs potes qui aiment traîner dans les rues de la misère, surtout quand elle est suffisamment exotique et haute en couleurs. Ils peaufinent déjà les pétitions tonitruantes qui appelleront le bon peuple à se soulever et à détruire le "nouveau mur de Berlin" (sic) érigé par nos sociétés de "nantis" (re-sic) devant la misère du monde qui frappe à notre porte et que "nous-refusons-d’écouter-et-même-d’entendre" (re-re-sic). Parmi eux, ceux qui ont bloqué depuis belle lurette leur appareil numérique en position de flou artistique comptent bien profiter du temps mort pour tirer des images suffisamment parlantes d’enfants aux joues mouillées de larmes (sur la peau noire, on les voit mieux) afin d’illustrer au mieux la nouvelle saint-sulpicerie pipolisante qui se porte en sautoir dans les quartiers meltingpotisés chez les bons couturiers. Plus tard, les bobos, chineurs de petites babioles en tout genre dégoulinant d’indignation, les glisseront religieusement entre les feuilles de leurs livres de branchitude méditative qui ont pour titre : "Les Chemins de l’extase de ma bonne conscience de milieu de terrain semé d’épines" par Patrick Viera, "De la baston au cilice" par Joe Starr, "L’auto-flagellation en quatorze stations des plus humiliantes" d’Olivier Besancenot", "L’imitation de José Bové - ou comment léviter en dix leçons en s’aidant d’une faux bien aiguisée", "Ma lutte contre l’ange du mal blanc", biographie de Dieudonné-mais-pas-à-tout-le-monde, sans oublier "Mon illumination pétaradante dans un gymnase tout pourri", par Josiane Balasko.

En face, il y a ceux qui attendent la nouvelle Pucelle qui doit se trouver quelque part en train de tendre l’oreille dans la campagne beauceronne ou champenoise, au milieu du doux bruissement d’un feuillage d’aulnes flétris par l’automne naissant, pour tenter de capter les voix célestes qui ne devraient plus tarder à lui demander de se manier dare-dare le popotin et d’aller bouter les immigrés un peu trop basanés hors du royaume de l’immaculée contraception des "races supérieures" (sic). En ce moment, ils jouissent d’une position qu’ils peuvent juger des plus confortables, non sans raison. Ne rien faire, ne rien dire, et laisser l’ennemi boucher soigneusement les canons cabossés de ses escopettes, avec de gros paquets d’étoupe trempée dans de la poix achetée le matin au marché du commerce "présumé équitable" et du "co-développement durable". Ils attendent donc le plus tranquillement du monde un signal qui doit venir de la colline de Saint-Cloud. Là-bas, il y a le Borgne (pas Nelson, l’autre) qui observe le terrain avec sa longue vue couverte de vert-de-gris et qui commence à battre la cadence de sa badine assouplie par l’âge et par l’usage, prêt à donner le bon tempo à ses troupes, des fois qu’il leur faudrait se mettre en branle plus tôt que prévu. Lui, pour ce qui est des images qui passent en boucle à la kermesse pathétique des jités du Sarkoségoshow, il s’en fout. Son truc à lui, ce sont les mots, et ça lui suffit, car il sait les tourner à son avantage. Surtout depuis que les autres (les culs-bénis de la bienpensance) les ont tous noyés dans un consensus mou, parfumé à la bergamote ou au pissenlit, avant de les faire passer au polissoir de l’imbécilement correct. Les mots, il sait les choisir, le nostalgique des heures noires. Il sait les fourbir, les lustrer et les décocher au bon moment. "Haut le verbe", c’est sa devise. Il peut même s’offrir les pires dérapages au bord des précipices interdits avec les plus sordides d’entre eux, ceux qu’il ressort de derrière des fagots décomposés quand il se sent à court d’idées - ça s’appelle le frisson de l’immonde - car il se rattrape toujours avec d’autres qui feront mouche à leur tour, vu qu’en face, l’adversaire a détourné les yeux pudiquement (ou lâchement) depuis des lustres.

Au milieu, il y a ceux qui commencent à se poser sérieusement des questions et qui se demandent, à l’instar de bon nombre d’intervenants dans ce forum, si nous n’allons pas nous réveiller un beau matin avec un sacré coup de spleen qui risque de barrer pour longtemps notre horizon salement engrisaillé. Ils voient les gros nuages noirs et les éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus des ghettos déshumanisés que, par la pire des dérives du langage, nous nous obstinons à nommer des "cités". Mais où est-il alors notre rêve de cité idéale... A Sarcelles, à Aulnay, à Savigny-sur-Orge... Ils voient le déracinement nu et blessant qui traîne entre les barres des immeubles clonés les uns à la suite des autres. Les esplanades où se sont échoués les rêves sinistrés de nos Trente Glorieuses qui n’ont pas distribué la même gloire à tout le monde. Ils voient les caves où les jeunes jouent à rat contre rat, comme dans une nouvelle de Patricia Highsmith, sauf qu’ils ne sont pas à Venise. Ils voient la cuirasse d’agressivité protectrice que les garçons et les filles enfilent en haut des cages d’escaliers avant de plonger dans la jungle, les regards durcis à la forge de la défiance communautariste, et le repli cicatrisant vers des Alamut de banlieue, où des agitateurs venus d’un autre monde ou d’un autre âge promettent, à des chalands paumés, un coin de paradis qui ne ressemble en rien à celui de Brassens. "La fièvre monte à El Paso" et Gérard Philippe n’a pas eu le temps de nous donner la dernière réplique. Camus a vu la peste envahir les rues d’Alger et nous avons oublié son odeur, sa couleur, le silence de plomb qui recouvrait la ville...

Cachan, trop morne, la plaine, quoi !

Et c’est sur ce fond d’incompréhension de plus en plus explosif que deux stars du foot ont cru malin d’entasser le maximum d’enfants hors-la-loi dans un bus briqué façon Coupe du monde et de les trimballer avec des tas de caméras, jusqu’au Stade de France, juste pour faire la nique à Sarko. La nique à Sarko... Je n’aime pas le personnage, mais le nouveau jeu qu’on invente là ne va pas arranger une situation déjà bien tendue.

Dimanche après midi, sur la Cinq, David Pujadas a fait venir le cinéaste Romain Goupil qui réclame la régularisation de tous les sans-papiers qui ont déposé un dossier en préfecture (technique dite de la pompe engloutissante), et Eric Raoult, ancien ministre de l’Intégration de Juppé, venu défendre la circulaire de Sarko (technique dite de la pompe crachouillante). Devinez quel est celui qui a eu le droit de faire de longs discours pour exposer le plus tranquillement du monde son point de vue... Vous avez trouvé ? C’est l’artiste engagé, bien sûr. L’homme politique semblait n’avoir été invité que pour lui servir de faire valoir. Pujadas ne lui a jamais laissé le temps de terminer une phrase. Sûr que demain tout le monde tapera sur Raoult en s’indignant qu’il n’avait rien à dire et qu’il n’a avancé aucune solution. A quand le supplice de la roue pour hommes politiques déviants (ou défaillants suivant l’oeil qu’on leur porte), au Journal de 20 heures, avec Catherine Matauch en officiante encagoulée, le rôle lui irait comme un collant en cuir ? A moins que la télé ne nous mitonne des duels Clavier contre Balasko sur thème : "Les pauvres existent aussi, je les ai rencontrés au Pont de Neuilly", Johnny face à Guy Bedos Bedos pour un "Ah ! Que la misère, ça fait beaucoup mal !", Doc Gynéco affalé devant Joe Starr décryptant le thème philosophique :"Mon royaume du bien à moi contre le tien qui sent encore le pétard"...

Plus sérieusement, pourquoi la télé nationale n’organise-t-elle pas un débat public sur un sujet d’une telle importance, et qui concerne l’avenir de notre société ? Un vrai débat, avec de vraies enquêtes pour situer le problème sous tous ses aspects : provenance des personnes concernées, parcours individuels depuis leur arrivée en France, projets de vie, niveau d’intégration, démarches administratives, historique précis des solutions proposées, règles du jeu des offices chargés du logement et de la gestion des parcs immobiliers, position de la Mairie de Cachan et d’autres municipalités confrontées aux mêmes problèmes, position de la Préfecture, procédures des expulsions, sans oublier l’embarquement depuis la côte africaine sur une patera à destination des Canaries (avec l’option risque de chavirement), la négociation du tarif avec les différents passeurs, plus une enquête dans les villes et les villages de départ pour savoir où et comment est récolté l’argent du voyage...

L’immigration c’est ça, et bien d’autres réalités cruelles en plus, et ça mérite un traitement nettement plus professionnel que celui auquel nous avons eu droit depuis quelques jours, par complaisance.


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