Ces maux qui leur sont ordinaires

par C’est Nabum
lundi 21 janvier 2013

En direct de ma Segpa

Une journée très tranquille.

Je rentre de ma Segpa, la semaine s'achève sans que rien de notable ne se soit déroulé. Les élèves se sont ni mieux ni moins bien comportés qu'à l'ordinaire. Une semaine de routine qui se solde pour moi sans rapport ni incident majeur. Vous allez pouvoir le constater par vous-même ...

 Aujourd'hui en particulier, j'ai modifié quelque peu l'emploi du temps pour consacrer deux heures consécutives au lancement d'une activité en Arts plastiques. Deux heures pour lancer une production graphique à la manière de Fernand Léger et son tableau « Les Constructeurs » que nous avions étudié la semaine précédente. Deux jours de découpage, de collage, de dessin et d'élaboration d'une structure de chantier. Ils étaient volontaires, ils s'appliquaient et je les laissais discuter tranquillement entre eux.

 Tout en répondant à leurs demandes, en encourageant les hésitants, en donnant un conseil de temps en temps, j'écoutais leurs conversations et pris le temps de noter ce qu'ils se disaient sur un ton badin, sans animosité ni provocation. L'ambiance, je le répète étant détendue, sans la contrainte habituelle de la trace écrite.

 La première chose qui me sauta aux oreilles fut la répartition des bavardages. À une exception près, les jeunes filles restèrent à leur ouvrage sans mot plus haut que l'autre. Elles étaient discrètes, efficaces et assez silencieuses. Ce n'était pas le cas de nos chers garçons, petits coqs qui se gonflent d'importance avec un vocabulaire grossier, des expressions salaces et des allusions violentes.

 Là, ce fut un récital, un triste étalage des mots que l'on retrouve dans leur quotidien : les chants, les séries, les films qui constituent la culture urbaine. Ça n'arrêtait pas, un jet continu de « Fils de pute », « Nique ta mère », « Enculé de ta race ». Je demandai de la décence, un langage approprié au lieu sans être bien compris. Quelques minutes de contrôle et naturellement les mêmes mots revenaient naturellement à la surface.

 Il y avait encore la manière de s'apostropher pour réclamer une règle ou bien un tube de colle. Les garçons se désignaient par la nationalité d'origine de leurs parents « Mauritanien », « Marocain », « Portugais », « Roumain » … Curieusement, le caïd n'eut jamais droit à un « Sénégalais » que j'espérais pour lui montrer l'indélicatesse de la forme.

 Il y eu encore toute la litanie des banlieues et de la haine. « Flic », « Keuf », « kalachnikoff », « Lacrymogène », « Gun », « Baston ».... Des mots charmants qui incitent naturellement à la sérénité. Puis inévitablement la conversation dériva vers le complément naturel de cet environnement « Cannabis », « Résine », « Coke » … Tous ces mots qui entrent dans toutes les conversations des braves gens.

 Ne pensez-pas que c'était un désordre insondable. Que nenni, les groupes étaient vraiment calmes, totalement concentrés sur une activité qui leur plaisait. Ces mots étaient lâchés de temps en temps, au fil de conversations paisibles. C'est ainsi que l'on se parle quand on appartient à ce milieu, sans provocation ni démonstration de force.

 J'observais, j'écoutais ces mots qui tombent comme des coups de poings, parsèment un discours décousu, une pensée réduite à ce qui leur semble être l'essentiel. Pourtant chez eux, c'est naturel, les injures ou les grossièretés sont à peine remarquées, de simples ponctuations pour démontrer leur appartenance fictive à un monde qui ne doit pas être le leur (à une exception près).

 Alors je ne suis pas surpris en les écoutant de constater que si je n'ai rien eu à leur reprocher, pour d'autres, il en était tout autrement. Un de mes collègues s'est vu gratifié d'un merveilleux « Fils de pute » quand il donna une copie notée à l'un des ces charmants garçons si distingués. La réplique ne semblant pas suffire, quelques minutes après il eut droit encore a une « Nique ta race » qui confirmait le désaccord supposé.

 Un autre joli parleur s'offrit un petit défoulement personnel. Très costaud, le garçon envoya au sol un petit sixième qui avait eu le malheur de lui parler mal. Profitant de la mauvaise posture de son adversaire, il le roua de coups de pieds avec un courage qui force l'admiration. C'est si fréquent qu'il est bien difficile de s'en étonner.

 Deux autres de mes rois de la langue verte, charmants garçons quand ils sont en classe, se battirent comme des chiffonniers à la demi-pension. L'après-midi, ils manquaient à l'appel sans que personne ne vienne m'en informer. Pour être complet, le matin même, trois de ces virtuoses du lexique entourèrent un sixième pour lui soutirer la pièce de un euro qu'il s'était vanté de posséder. Une broutille …

 Effectivement, il ne s'est rien passé d'extraordinaire. Rien que des mots très banals,des maux sans importance, des algarades si bénignes qu'on retrouve dans toutes les cours d'école. C'est ainsi que va la vie dans nos établissements, mais surtout, il ne faut pas le dire, vous pourriez penser que ce n'est pas vrai.

Quotidiennement leur.

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