« Changer la vie » avec le revenu universel ?

par lephénix
samedi 1er juin 2019

L'idée fait son chemin et le "débat" suit son cours désormais imperturbable depuis la dernière élection présidentielle. Philippe Van Parijs plaide depuis plus de trois décennies pour le versement d’un revenu de base inconditionnel à chacun, au nom de l’égalité des droits et en vertu de son appartenance à l’humanité. Il réitère avec le politologue Yannick Vanderborght ce plaidoyer pour l’instauration d’une sécurité économique de base, garante de l’exercice d’une liberté essentielle : celle, pour chacun, d’oeuvrer à la « réalisation de ses projets de vie »... Et si le revenu de base constituait un vrai récit alternatif ? Celui qui, en réponse au récit dominant , « affectera positivement le capital humain d’une société » ?

Il arrive, lorsque le brouillard s’épaissit en nuages de cendres par temps de basses eaux, que l’on s’éclaire avec de vieilles idées du passé – histoire de tenter d’entrevoir à nouveau une lueur d’avenir... Alors que montent les eaux de la « mondialisation », de la grande « transformation digitale » et de « l’intelligence artificielle » qui rompent les digues et emportent les « emplois », la vieille idée d’un revenu d’existence versé inconditionnellement à tout membre d’une communauté politique, du berceau au tombeau, refait surface à la manière d’une planche de salut.

Certes, l’emploi salariant semble encore la situation de référence dans une « société de statut » en voie de dislocation. Mais la « croissance » économique (« carbonée » ou « décarbonée »...) inlassablement présentée comme le remède par excellence contre le chômage n’est pas au rendez-vous. Et les « évolutions » du droit du travail vers une « société sans statuts » ni cotisations sociales vouée à l’autoexploitation sans limite ni protection de chacun mettent justement en débat le « droit au revenu » hors emploi...

Alors que le « plein emploi » quitte nos sociétés désindustrialisées et « uberisées », le revenu de base pourrait être appelé à devenir l’un des « piliers centraux d’une société libre, dans laquelle la liberté réelle de s’épanouir, par le travail et en dehors du travail, sera équitablement distribuée ».

Lorsqu’une politique de régression, présentée comme une « nécessité économique » voire comme le seul moyen pour une « start-up nation » de « garder son rang dans la mondialisation », lézarde le socle commun et sape l’armature sociale tout comme l’édifice de « la Dette », l’heure semble venue d’un autre récit et d’une nouvelle fondation sur laquelle les membres d’une communauté pourraient (re)construire une vie digne et décente voire se projeter à nouveau vers un avenir habitable...

Van Parijs et Vanderbogt rappellent l’impérieuse nécessité non pas d’un simple « filet de sécurité » mais d’un vrai « plancher sur lequel tous peuvent se tenir debout » »... Ce revenu de base ne constituerait en rien une « décincitation au travail », mais, bien au contraire, une opportunité donnée à chacun de pouvoir enfin travailler selon ses aptitudes et compétences, ses choix et possibilités : « Un revenu de base est là pour faciliter la recherche, par tous, de ce que nous aimons faire et que nous faisons bien, via l’emploi rémunéré ou non »...

Le revenu de base, une préhistoire...

Dans son Utopie (1516), Thomas More (1478-1535) interpellait ses contemporains : « Vous faites souffrir aux voleurs des tourments affreux ; ne vaudrait-il pas mieux assurer l’existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler d’abord et de périr après ?  »

Dix ans plus tard, Jean-Louis Vivès (1492-1540) plaide dans De subventione pauperum pour un dispositif d’assistance publique et un embryon d’Etat-providence – une « disponibilité au travail » est requise en contrepartie... Des dispositifs municipaux d’aide aux démunis se mettent en place au XVIe siècle et les Poor Laws (1597-1601) sont promulguées dans l’Angleterre élisabéthaine.

En juin 1793, Robespierre (1758-1794) fait adopter par l’Assemblée constituante une loi sociale affirmant avec force le « droit d’exister » pour chacun – et la nécessaire question des moyens d’existence : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu ».

Mais la chute de Robespierre volatilise cette avancée majeure en pur principe repris par Kant (1724-1804) dans sa Métaphysique des moeurs (1797) et Fichte (1762-1814) dans son Etat commercial fermé (1800). Le quaker Thomas Paine (1737-1809), inspirateur des mouvements révolutionnaires américains et français, rappelle dans son opuscule La Justice agraire en 1796 : «  Liberté, égalité, fraternité ne peuvent se réaliser, associées, si inconditionnellement, le minimum de ressources n’est pas garanti à chaque citoyen ». Il propose alors le versement d’une dotation de base de 15 livres sterling à chaque citoyen ayant atteint l’âge de 21 ans « à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés  ».

L’année suivante, le pédagogue Thomas Spence (1750-1814) propose dans son pamphlet The Rights of Infants (1797) un revenu dont le financement repose sur la valeur des terrains et immeubles.

Les magistrats de Speenhamland, une bourgade du comté de Berkshire, établissent en 1795 un « dispositif d’allocation en espèces sous conditions de ressources » mais les « élites industrieuses » de la première « révolution industrielle » en cours obtiennent l’abrogation du « droit de vivre » institué par la « loi de Speenhamland » du 6 mai 1795.

Dans la jeune Allemagne victorieuse devenue une grande puissance économique et industrielle, le chancelier Otto von Bismarck (1815-1898) met sur pied, entre 1883 et 1889, « le premier système général d’assurance obligatoire pour les travailleurs, couvrant la maladie, l’invalidité et la retraite, avec une implication active des employeurs et des organisations syndicales dans sa gestion  » - reconnaissant ainsi la protection sociale comme l’une des « missions centrales des Etats modernes ».

Mais à l’heure de la « mondialisation », ceux-ci se retrouvent réduits à des fonctions d’administration de flux, de maintien de l’ordre et de « gestion de la pauvreté » - évacuant toute question liée à la justice fiscale et sociale... L’Union européenne peut-elle espérer « regagner sa légitimité » auprès de ses « citoyens »... en diminuant leur protection sociale « au nom de la compétitivité » ? Ou bien la notion de « citoyenneté européenne » prendrait-elle du corps avec le versement d’un eurodividende financé par la TVA ?

Vers une « société de justice » ?

Rappellant les voies à emprunter pour une société de justice voire d’une démocratie réelle de construction commune et d’émancipation,Van Parijs et Vanderboght soulignent qu’un revenu de base ne servirait pas seulement à « soulager la misère », mais aussi à libérer tous lesmembres d’une communauté : « Ce n’est pas simplement une façon de rendre la vie sur terre tolérable pour les indigents, mais un élement clé d’une société transformée, d’un monde dans lequel nous pouvons nous projeter  ».

A la différence des dispositifs existants, ce revenu combine deux inconditionnalités : « Il est inconditionnel au sens où il est universel, non soumis à un test de ressources. Les riches y ont droit au même titre que les pauvres. Et il est inconditionnel au sens où il n’est assorti d’aucune obligation et qu’il nest pas soumis à une exigence de disponibilité à l’emploi. Les chômeurs volontaires n’y ont pas moins droit que les chômeurs involontaires. »

En Alaska comme au Brésil ou en Finlande, le revenu universel a fait l’objet d’expérimentations mesurées qui laissent difficilement augurer de son universalité et de son inconditionnalité. Mais il s’agit bien, que ce soit « par la voie royale ou la porte dérobée », d’aider les individus à « tenir debout et accomplir des projets » porteurs de sens – non d’une incitation à se reposer sur « les autres »...

La « mondialisation » oblige bel et bien à « adhérer à une conception globale de la justice sociale », bien au-delà de l’affaissement de nos Etats-providence aux tuyauteries percées et d’un « monde du travail » sinistré en champs de mines ultraflexibilisées... Parce qu’elle « constitue une vision d’un monde meilleur », cette utopie « de liberté réelle pour tous », « guidée par une conception crédible d’un futur désirable » et portée par des rêveurs éveillés, conscients du nécessaire dépassement du statu quo, pourrait bien faire basculer une société disloquée dans un avenir soutenable par la force d’une « irréversible évidence » et d’un esprit de « service mutuel ».

Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel – Une proposition radicale, La Découverte, 588 p., 26 €


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