Changer les hommes ?
par Argoul
mercredi 7 décembre 2005
Nous avons récemment examiné les étapes pour changer le monde. Reste désormais à analyser comment changer les hommes. Cela est-il possible ? Souhaitable ? Désolé pour ce qui peut paraître un coupage de cheveux en quatre, mais distinguer est la première démarche pour qui veut voir clair. Descartes ne procédait pas autrement. Dans « changer les hommes », il y a « les hommes », et puis « changer ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Poursuivons notre entreprise de déconstruction des « yakas » familiers. Pour changer les hommes en France, au nom des principes, il faudrait faire Tous-pareil pour Tout-le-Monde. Nous verrons les principes plus tard, en nous interrogeant, dans une autre note, sur la pertinence de la partition française droite/gauche.
Chacun peut le remarquer, l’être humain est loin d’être fini à la naissance. Non qu’il soit une « page blanche », abstraction utopique chère à Rousseau et à ses épigones, qui a fait plus de ravages que de bien dans l’histoire. Elle a justifié toutes les tentatives contraignantes pour imposer un « homme nouveau ». Les États-Unis insistent sur « le gène de ? », l’Europe sur le « milieu ». Aucun n’a tort, mais aucun n’a raison : si la génétique joue son rôle, elle ne le fait que par le terreau qu’elle prépare. Au milieu ambiant et à la société « d’élever » le petit d’homme pour qu’il passe du stade « primaire » à un stade « supérieur » - comme on le dit dans les études. Ce terrain où va pousser l’enfant est celui de la famille, des voisins et amis, de l’école et du quartier, de la télé et de la culture d’époque, des règles sociales et démocratiques du pays où il vit, enfin de l’histoire qui a préparé son époque. Changer l’homme signifie donc tenir compte de l’âge de l’être humain en question, de l’état présent du monde, de la société française d’aujourd’hui avec ses mythes passés, ses moyens présents et son projet historique, du rôle de l’école et de la position culturelle et sociale des familles. Pas d’homme-en-soi, nous venons de voir que « Tout-le-Monde » n’existe pas. Il n’y a, à la base, que des cas particuliers, que l’on peut par commodité réunir en catégories de plus en plus larges. Mais l’effet que nous aurons sur ces catégories deviendra, par leur grandeur même, de plus en plus faible. Nous pouvons « changer » un être singulier, plus difficilement tout un peuple, sans parler de l’humanité en son entier. Dire cela, ce n’est pas enfermer les humains dans des communautés « communautaristes » communautarisantes, comme l’excès pousse complaisamment les Abstraits « républicains » à l’affirmer. C’est dire seulement qu’on ne peut agir que si on s’adapte, qu’on ne peut expliquer, enseigner ou éduquer que si on tient compte de la personne réceptacle. Sinon, point de message, il se perd dans la friche.
Reste, hors de ces extrêmes, le patient et sans cesse renouvelé comportement humain qui consiste à expliquer, enseigner, et éduquer. Pourquoi ces trois mots ? Parce que « les hommes » n’existent pas, et qu’à chaque fois que vous voulez convaincre, vous n’aurez en face de vous que des hommes « particuliers », sauf à manipuler les foules mais, là, on sort du cadre humaniste (l’homme en foule a des comportements instinctifs, pavloviens), comme du cadre démocratique à l’occidentale. Ceux qui s’y lancent le font à leurs risques et périls ; ils quittent vite le domaine de la raison et du débat, pour entrer dans le domaine du charisme et de la manipulation. Qu’ils ne cherchent donc aucune justification « rationnelle » à leurs résultats, aucune reconnaissance des citoyens conscients ; ils seront durement et justement critiqués, et c’est bien ainsi, c’est ce qu’exige le fonctionnement d’une société saine.
« Expliquer » est le plus facile, car le plus proche : vous expliquez à ceux qui peuvent vous comprendre, en général autour de votre génération, avec vos références culturelles, une histoire commune, des mots dont le sens est en commun. « Enseigner » est un degré de plus, car vous vous adressez à un public moins en connivence avec ce que vous êtes, soit des enfants, soit des adolescents, soit des adultes qui font autre chose que vous et que vous devez former. Vous devez donc utiliser plus de ressources de la parole et du raisonnement, définir les mots et les concepts -il faut que chacun sache de quoi on parle, pratiquer l’argumentation pas à pas pour être sûr d’être bien compris et de ne pas laisser dans l’ombre une objection. « Éduquer » va plus loin encore, c’est l’affaire d’une génération, depuis le bébé vagissant jusqu’au jeune adulte, avant l’installation en sa propre vie. Affaire de famille et affaire de société, l’éducation a pour objectif d’épanouir un être en devenir afin qu’il soit bien dans son corps, bien dans sa tête, bien en société. Pas facile, affaire de tact, d’écoute, de générosité pour dépasser le « moi-je » et le « je-sais-tout », tous les parents et beaucoup de « maîtres » le savent. Les « maîtres » plus que les « enseignants », en ce qu’ils considèrent la totalité des êtres qu’ils forment, pas leur seul esprit ou leur seule mémoire ; ce sont les maîtres d’école, mais aussi les entraîneurs de foot, les maîtres es-arts martiaux, les Frères enseignant en collèges religieux, hier les chefs scouts, aujourd’hui les chefs de bord de voiliers, etc.
Erroc & Pica, les Professeurs
« Tous-pareils pour Tout-le-monde » est aussi bien de droite que de gauche, tentation française d’imposer aux autres ce qui est perçu comme « bien » par les hommes au pouvoir, attitude qui nous vient tout droit de l’Église catholique. J’évoque ici non la croyance, infiniment respectable, ni la culture dans laquelle nous avons (presque tous) baigné, mais l’Église en tant qu’institution du siècle, hiérarchique, autoritaire et infaillible, car ce que Dieu a voulu, il l’a dit aux hommes et a nommé Pape son représentant sur la terre. Les « Gaulois », que la vulgate dit anarchistes, se sont courbés sous la férule des « hommes de savoir » que sont les hommes de Dieu, via les Romains, hommes de pouvoir. « Catholique » voulant dire « universel », ils sacrifieront de même aux grands rois qui déclarent « l’État, c’est moi », puis à la Révolution rousseauiste qui fait de la Volonté générale (traduite par la majorité au pouvoir) la tyrannie démocratique. Cet excès politique subsiste toujours dans les mentalités : le député socialiste André Laignel osa déclarer aux opposants de la majorité parlementaire en 1981, « Vous avez juridiquement tort car vous êtes politiquement minoritaire ». Cette célèbre phrase a heureusement été invalidée par les décisions du Conseil constitutionnel intéressant le droit pénal et la procédure pénale, affirmant à maintes reprises que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne peuvent s’affranchir des principes protecteurs de la liberté individuelle reconnus par le "bloc de constitutionnalité". Selon Alain, « la démocratie n’est pas le pouvoir de la majorité, mais le règne du droit ». Ce que ne croyaient pas les communistes, qui se percevaient comme dépositaires des Lois de l’Histoire révélées par Karl Marx (mais revues par les Bismarckiens). Le moyen infaillible pour les faire advenir était de conquérir le pouvoir par n’importe quel moyen (Lénine, Mao). Aujourd’hui encore, « on » laisse aux « intellectuels » (bien silencieux depuis une dizaine d’années) ou à l’État, le souci de nous sortir des problèmes ; « on » leur délègue le soin de penser à notre place.
Philippe Camus ex-Pdt d’EADS :
Cela démontre surtout l’incapacité française à reconnaître la valeur des différences et le caractère positif de l’altérité (on le voit à propos de l’Europe, de l’immigration, des délocalisations, de l’ouverture économique). « Une Foi, une Loi, un Roi », aimait-on à dire du temps des guerres de religions, puis des Louis. Héritage historique, les Français aiment les castes, les statuts, les clubs de pouvoir, les carnets d’adresses et les Relations. Ils aiment à rester entre soi, et partent peu à l’étranger, sont peu curieux du monde et croient naïvement qu’ailleurs (en Angleterre, en Suisse ?) c’est la sauvagerie, et le chacun pour soi. C’est pourquoi ils sont considérés par les autres peuples comme « arrogants » et donneurs de leçons, que leurs difficultés engendrent une jubilation mauvaise. Or, l’identité n’est pas une essence, elle n’est pas ce qui ne change jamais, mais ce qui caractérise notre manière singulière de changer. Elle est une histoire que le sujet se construit lui-même à partir de ce dont il a hérité, et selon ce qu’il a choisi de poursuivre.
Alors, « Tous-pareil pour Tout-le-Monde » montre son vrai visage : la paresse intellectuelle, la répugnance à sortir de ses ornières confortables. Comment peut-on changer qui que ce soit, avec cet alibi ?