Charlie : et si Todd avait indirectement raison ?
par Laurent Herblay
mercredi 27 janvier 2016
Il y a un mois, j’ai consacré plusieurs papiers au livre polémique d’Emmanuel Todd « Qui est Charlie ? ». Si je persiste à penser que le cœur de sa thèse (« devoir de blasphémer » ou le fait que les valeurs de Charlie soient l’autorité et l’inégalité), mais en prenant du recul, même si je pense toujours qu’il fait des raccourcis, on peut se demander s’il n’a pas indirectement raison.
Tremblement de terre idéologique
Pour avoir manifesté le 11 janvier 2015, je reste sidéré par l’interprétation et le raisonnement d’Emmanuel Todd, un intellectuel que j’apprécie particulièrement. Mais je finis par me demander si sa conclusion n’est pas finalement en partie juste, même si ce n’est pas pour les raisons qu’il a données. En effet, je persiste à penser qu’il n’y avait pas d’islamophobie ou de valeurs d’inégalités dans les manifestations de début janvier, ou encore dans les suites des attentats de novembre. Cependant, il faut bien reconnaître que les attentats de l’année dernière ont eu un effet considérable sur le débat public. Ceux qui sont Charlie ne sont pas des partisans sans nuance de l’inégalité et de l’autorité. Charlie a rassemblé des citoyens d’opinions différentes, certains sans doute volontiers libertaires, ou / et même égalitaires.
Mais Charlie et les attentats de novembre ont également fait bouger les plaques tectoniques du débat public. Celles de la liberté et de l’identité ont soudainement gagné une bien plus grande importance, sans doute au détriment du débat sur les inégalités, pourtant porté avec talent par de nombreux économistes. Ce n’est pas que Charlie est inégalitaire, mais qu’après Charlie, le débat public s’est davantage centré sur l’identité d’un pays où l’on a le droit de blasphémer et sur les moyens de s’assurer que cela reste possible, prenant de la place au détriment d’autres débats essentiels, comme celui sur les inégalités. Les évènements des derniers mois étaient tout de même suffisamment tragiques et importants pour avoir une onde de choc extrêmement forte sur l’ensemble de notre débat intellectuel.
En réalité, en posant les questions de notre sécurité, de la liberté d’expression, et par ricochet, de notre identité, Charlie et ses suites ont fait du débat économique un débat moins important. Et cela s’explique d’autant mieux qu’il faut bien reconnaître que si les alternatifs économiques ont réussi à faire le procès du système actuel, l’alternative manque encore de crédibilité et d’attrait, d’autant plus qu’elle a été vampirisée pour partie par le FN. En outre, les circonstances actuelles (baisse du prix des matières premières), ainsi que les errements parfois considérables de certains des tenants de cette alternative ont malheureusement contribué à la décrédibiliser. Bref, Emmanuel Todd a tort quand il attribue hâtivement des valeurs à Charlie, même si les attentats facilitent un agenda inégalitaire et autoritaire.
Emmanuel Todd avait tort de juger Charlie islamophobe, autoritaire et inégalitaire. Cependant, ne peut-on pourtant pas penser que les évènements de l’année dernière, et les réactions, positives, comme négatives, favorisent de telles idées, même si elles n’étaient pas celles de ceux qui manifestaient ?