Civilisation et conflit ; heurts et malheurs du conflit

par Bernard Dugué
jeudi 14 février 2008

Les plus anciens textes écrits par les hommes attestent de la présence de conflits au sein des sociétés, à l’intérieur d’ensembles sociaux, mais aussi entre organisations sociales. La guerre est le signe le plus manifeste de l’existence des conflits n’ayant d’autre solution pour être résolus que le combat entre groupes ou plus souvent, d’armées organisées, jusqu’à ce que l’adversaire soit éliminé ou bien capitule, acceptant de reconnaître la partie perdue. Le fait même que la spécialisation tripartite indo-européenne inclue la classe des guerriers en dit long sur la place prépondérante du conflit dans les affaires humaines. Depuis les premiers conflits, la guerre n’a jamais cessé, entrecoupée de périodes de paix selon les périodes et les lieux géopolitiques. Mais, même sans guerre, les sociétés sont traversées par les conflits mettant aux prises des individus, des groupes, des communautés, des factions, des intérêts divers et divergents. La guerre est violente, mais il existe des tas de violences sans qu’il y ait une guerre et ainsi se dégage l’expression de la société dans son essence conflictuelle. Si bien qu’on peut admettre, avec Héraclite puis Hegel, que le conflit est l’essence des choses, naturelles dans la lutte pour la survie et humaines, dans les luttes pour des intérêts antagonistes. Hegel voit même un progrès des sociétés vers la liberté à travers les différentes étapes subordonnées au principe universel de la dialectique.

Mais rien ne laisse supposer que le conflit soit la (seule) ou une cause du progrès. En renversant la priorité causale, le conflit pourrait très bien apparaître comme un résidu, un résultat, un épiphénomène, d’ampleur certes, mais concevable comme un résultat de la société. En paraphrasant une formule de Cabanis, le conflit serait à la société ce que la bile est au foie, autrement dit, une sécrétion. Mais avec une différence fondamentale, la bile est utile au fonctionnement de la digestion et donc de l’organisme, alors que le conflit ne serait pas utile, du moins directement et, si c’est le cas, ce n’est certainement pas sous la forme des guerres destructives que l’humanité a connues ces derniers siècles. Pourtant, les guerres dont utiles pour certains analystes y voyant un levier pour la croissance économique et une motivation pour la recherche en armement dont on connaît des retombées civiles entrées dans l’usage public, comme l’internet.

Pourtant, une question dérivée se pose. Les guerres sont-elles vraiment utiles et un monde sans guerre est-il possible ? Attention, cela ne veut pas dire un monde sans conflit. Loin s’en faut. Partons d’un autre champ, celui de la compétition, sportive notamment. La course à l’efficacité des formules 1 sur circuit engendre des retombées dans la construction automobile. D’une manière plus générale, ce qui pourrait se substituer à la guerre comme levier et ressort du progrès, c’est la compétition économique, la concurrence, moteur puissant pour mobiliser les entreprises, les intelligences, les nations. C’est d’ailleurs l’enjeu clairement spécifié du protocole de Lisbonne avec le concept d’une économie de la connaissance. Concept clair mais à l’énoncé trompeur puisqu’il s’agit plutôt d’une compétition concurrentielle dont l’instrument est le cerveau humain, à l’instar de l’haltérophilie qui se sert des muscles. Cela dit, une société de compétition et de concurrence est tout à fait envisageable sans conflit, pour peu que les règles soient édictées et observées.

Ainsi, la guerre n’est pas indispensable au progrès technique, mais celui-ci sait s’en servir, comme il se sert de la compétition. Quant à la cause des conflits, il semble bien qu’on doive la chercher du côté de l’essence désirante de l’homme. Désir de posséder, d’acquérir, et donc source de conflit portant sur des choses. Ensuite désir de dominer, de posséder l’autre, de lui imposer soumission sans raison et donc conflit portant sur les hommes. De ces deux sources de conflits sont nés deux types de droit, le positif, hérité des Romains, portant sur les choses. Ensuite le droit naturel, issu des Lumières, dont le principe est de reconnaître que l’homme est distinct par essence d’une chose (animal inclus) et, donc, qu’il n’appartient qu’à lui-même, même si la société peut exiger de lui quelques devoirs au nom de l’intérêt commun. Le droit sert à arbitrer les conflits et la force est employée quand le droit et la négociation ont épuisé leur possibilité de neutraliser le déclenchement d’un conflit. Que ce soit un différent entre nations ou entre individus.

Il semble donc qu’il faille distinguer deux types d’antagonismes dans la nature et la société, le premier serait de l’ordre du vivant, de la compétition pour les choses, bref, une lutte concurrentielle, comme cela se produit chez les espèces, puis dans l’économie. Si cette lutte permet le perfectionnement naturel des êtres vivants, on pourrait dire qu’il est aussi à la base du progrès technique et de son accélération, incitant les ingénieurs à innover, les entrepreneurs à perfectionner leur capacité productive, les commerciaux à faire le succès des entreprises performantes qui vendent et font du profit. Dans ce contexte, la pratique de l’évaluation ne fait que renforcer, légitimer et optimiser cette course à la performance. Comme si travailler était devenu une compétition sportive.

Le second antagonisme serait de nature conflictuelle entre les hommes et, si l’on en croit Hegel et sa vision de la dialectique entre le maître et l’esclave, puis sa phénoménologie du négatif, du conflit advient peu à peu la liberté humaine. C’est l’esprit et non plus la technique qui se « perfectionne », sous réserve que la liberté puisse être qualifiée ainsi. C’est plutôt l’esprit qui advient, émerge d’un long calvaire, en se confrontant à ce long chemin parsemé de chocs et d’adversités. Ce que dit Hegel, c’est qu’à la fin de l’Histoire, le processus est achevé. L’Etat universel institue la reconnaissance de tous. C’est très spéculatif et théorique. Toujours est-il qu’à travers les conflits entre individus et groupements, l’existence humaine apparaît dans sa vérité, y compris dans ses excès de violence. La société est dure et la violence apparemment « inutile ». Tout au plus sélectionne-t-elle les individus les plus résilients, devenus psychiquement forts et de ce fait, apparaissant comme plus libres que d’autres, fragiles, soumis et devant « raser les murs », asservis en quelque sorte. Les violences ne sont pas que physiques. Les mots sont utilisés et, par les temps qui courent, les violences verbales se sont semble-t-il décomplexées.

Ainsi, plutôt que d’interroger les conflits de civilisation, essayons de comprendre la civilisation du conflit, sans la réduire à cet aspect, essentiel certes, mais qui ne recouvre pas le sens et le vécu de l’existence humaine en société. Si les conflits sont liés à des désirs exacerbés et des volontés dominatrices, alors, la technique ne peut qu’élever le niveau moyen du conflit universel sur la planète. Au lieu de sevrer les désirs, la profusion d’objets de consommation, alliée à une rareté croissante des ressources naturelles (et du terrain à bâtir qui est aussi une ressource naturelle à sa manière), ne peut que renforcer les conflits en individu au sein des sociétés. Les sens sont excités par les images et les gadgets, la mode et les jouets sophistiqués. D’un autre côté, les technologies de contrôle, de surveillance, les armes, légères où massives, ne peuvent qu’inciter les gouvernants et les factions à en faire usage, tout en les développant. Un monde violent se dessine, avec des zones plus sensibles. Un monde qui certainement s’égare à travers une mauvaise « gestion » de la violence et des tensions.

Pourtant, les conflits sont souvent nécessaires pour crever des abcès et révéler des zones antagonistes se revendiquant d’une légitimité et dont l’expression permet de se parler car le conflit est souvent une forme de dialogue et parfois, un prétexte pour faire débat quand les règles instituées du dialogue sont inopérantes et doivent être transgressées. C’est notamment le cas du SMS, vrai ou faux, divulgué par Airy Routier, lequel a été attaqué au pénal, c’est-à-dire violemment, par Sarkozy, et Carla son épouse de surenchérir pour s’excuser ensuite et toute la rédaction du Nouvel Obs conviée à un examen de conscience. Ou bien ce journal tente un aggiornamento et rebondit en revoyant une stratégie offensive et intelligente, ou bien il abdique, reconnaissant s’être fourvoyé. On apprend beaucoup des conflits, qui disent des choses cachées de la société. Le conflit est nécessaire pour faire progresser, mais, s’il n’est pas stoppé, il devient délétère et violent, destructeur. Le conflit appelle une réponse. C’est une manière de provoquer le dévoilement, ou à défaut d’exister. Sarkozy et la presse sont en conflit et ils existent, se servant mutuellement de leurs provocations. Ahmadinejad et Bush font de même, avec des risques d’une autre envergure. En ce sens, le conflit est une manière de prendre conscience de son existence, de la faire émerger, de sa présence au monde, et on rejoint sur cet aspect Hegel. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en s’opposant qu’on devient libre en esprit ! Et un homme libre a moins besoin d’user de la violence. Du moins, on peut le penser. Ce qui nous raccorde à un récent livre intitulé Eloge du conflit et dont les auteurs (Michel Benasayag et Angélique del Rey) concluent à un bon usage du conflit qui, s’il est refoulé, conduit à la violence. Eh oui, être en conflit, c’est mieux que de nourrir des ressentiments, cela permet de se parler quand on n’a pas assez de mots et d’impact pour se faire entendre !


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