Comment arrêter la machine à broyer les vies ?

par lephénix
vendredi 4 août 2017

Depuis la crise systémique qui a paralysé l’économie mondiale en 2008, la machine à broyer les vies poursuit sa course infernale - contre le démenti du réel et le rappel des faits. L’anthropologue, sociologue et économiste Paul Jorion propose d’en finir avec la mécanique de cet entêtement mortifère qui menace jusqu’à la survie de l’espèce : « Se débarrasser du capitalisme était une question de justice au XIXe siècle, maintenant c’est une question de survie »…

Pourquoi la capacité de l’espèce humaine à « transformer le monde » ne se traduit-elle toujours pas par « la mise en œuvre raisonnée » d’un meilleur système d’organisation politique permettant à chacun une vie digne et décente ?

 L’interrogation de l’anthropologue confronte une espèce colonisatrice et prédatrice arrivée « en bout de course » à un impensé qui ne fait l’objet d’aucun débat dans les « grands médias » : la destruction du travail humain et de l’emploi salarié par le « déferlement technologique » et la digitalisation de l’existence… Quelle « transition du travail » pour le « monde d’après » ?

On le sait : l’invention de l’ordinateur a exacerbé de plusieurs ordres de grandeur la complexité du monde humain – et d’une finance folle ne pouvant plus fonctionner autrement qu’en « régime de bulle »... Une complexité qui ne contribue en rien au bien commun et dont personne n’a plus la maîtrise, à en juger la folle « ubérisation » de la société : « Si l’on accepte le principe que c’est le marché qui dirige, c’est-à-dire le simple rapport de forces entre la main d’œuvre et les employeurs, les salaires se rapprocheront de zéro (…) La mécanisation est un progrès collectif. Mais si elle est confisquée par quelques-uns en opprimant tous les autres, ce n’est plus un progrès. La mécanisation doit être définie quelque part comme devant être au bénéfice de l’humanité dans son ensemble. »

Le fil rouge du risque systémique

L’emballement de la « machine à concentrer la richesse » a été à l’origine de la « crise » de 1929 comme de sa réplique de 2008 qui a servi de prétexte pour « la poursuite du programme de détricotage de l’Etat-providence en dépit du désaveu cinglant de son bien-fondé »... 

Serait-il encore possible d’espérer une « politique drastique de redistribution de richesse » ? Est-il besoin de rappeler « l’incapacité cent fois prouvée des milieux financiers et de leurs représentants à s’identifier à l’intérêt général » et leurs « tactiques court-termistes mortifères pour l’économie » ? L’une des raisons de l’effondrement des civilisations anciennes ne tient-elle pas autant à l’attitude de défense « court-termiste » des « élites » crispées sur leurs privilèges qu’à l’épuisement des ressources naturelles dont dépendaient les dites civilisations ?

Pourtant, quand le « sens des affaires » supplante celui de l’Etat et que la monnaie reflète non pas la richesse véritablement créée mais « le montant des paris faits partout dans le monde », l’observateur infiniment moyen, même (et surtout !) non formé à la « science économique », voit arriver la collision avec le réel… Quoi de plus inapproprié que de comptabiliser comme bénéfice net « le pillage des ressources naturelles non renouvelables » alors que la richesse devrait se juger « à l’aune de la santé de la planète » - et son épuisement être « enregistré au passif » ?

Loin de s’affliger, Paul Jorion démonte nombre d’absurdités dont le Pacte de stabilité et de croissance européen « miné par de grossières erreurs mathématiques ». Sans oublier ces « petites nations aux systèmes juridiques et fiscaux durs à leurs propres citoyens mais à l’élasticité sans égale pour les « non-résidents », ce « moins-disant juridique et fiscal » insoutenable que les grosses entreprises transnationales exercent sur l’économie mondiale... Ou notre représentation du « capital » : « Ainsi, le capital nous semble une chose qui grossit d’elle-même, cachant le fait qu’il pourrait y avoir là, dans les coulisses de cette croissance apparemment naturelle, la combinaison de la générosité de la nature nous ayant offert les rayons du soleil, le vent, la pluie bienfaisante, les richesses enfouies dans le sol, etc. et le travail d’êtres humains ayant éventuellement été insuffisamment rémunérés pour celui-ci et dont les gains se retrouvent entre les mains de personnes ne méritant peut-être pas d’en bénéficier. »

Comment desserrer l’étau de la concentration du « capital » ? Suffirait-il de briser la mécanique de l’intérêt ? Et d’interpeller la « propriété privée » qui permet à certains de s’approprier « plus que leur part » de la richesse du monde ?

Pour Paul Jorion, « mettre un terme au laisser-faire ultralibéral est devenu aujourd’hui pour le genre humain une question de survie » : « Comme Keynes l’avait déjà noté en son temps, la fin du laisser-faire doit s’accompagner de mesures complémentaires pour générer une société viable comme le retour de l’Etat géré pour le bénéfice de tous et non de seulement quelques-uns, ou la mise hors d’état de nuire de la spéculation ». Certes, « il est indispensable de repenser la manière dont se distribue la richesse nouvellement créée entre les revenus à haut rendement que génère le capital et la rémunération toujours faible de la force de travail ».

Cela suppose aussi de reconstituer un véritable savoir à la place de ce qui tient lieu de « science économique » - en vérité, plutôt un « programme politique » dont la dogmatique n’est pas étrangère à la « crise » qui lamine nos sociétés -, d’en finir avec la « tolérance à notre propre asservissement » et de guider enfin notre organisation économique « vers sa forme pacifiée ». Est-ce si difficile de comprendre que « la machine économique se grippe du fait de la concentration de la richesse » ? Et ce, pour deux raisons : « la baisse du pouvoir d’achat des moins riches et le fait que les sommes considérables qui se retrouvent aux mains des plus riches n’ont souvent pas d’autre débouché qu’une spéculation déréglant le mécanisme de la formation des prix »...

Faut-il envisager une « grande transition du travail » parallèlement à la « transition énergétique » en dissociant le revenu des ménages du travail salarié effectué dès lors que celui-ci ne constitue plus un « atout monnayable » ?

 Une évidence pour l’anthropologue qui, dès 2005, avait vu venir, à son poste de trader, la crise des subprimes : « Le « miracle » de la mondialisation et les sacro-saintes exigences « naturelles » de la compétitivité (dont sont curieusement exemptés les dividendes des actionnaires et les bonus des dirigeants des grandes entreprises) continuera à entraîner nos salaires chez nous – et partout à l’échelle mondiale – vers le niveau du salaire de simple subsistance du pays de la planète le plus tragiquement exploité par les exigences du marché. (…) Quand commencerons-nous à tenir compte dans nos visions d’avenir du fait que l’emploi en tant que tel est en train de fondre comme neige au soleil ? »

Si une telle vision existait, notre société ne se fonderait plus sur d’absurdes « rivalités exacerbées par le lucre » mais sur trois axes : gratuité pour l’indispensable, redistribution entre tous des « bénéfices du progrès » et interdiction de la spéculation exerçant sur l’économie une prédation insoutenable…

D’ores et déjà, l’Occident n’est plus au centre du jeu, faute d’avoir compris ce qui se jouait. Le scénario proposé par Paul Jorion pourrait bien marquer le début de l’abandon d’une dogmatique mortifère dont la « compétition », le consumérisme et l’asservissement à un productivisme et une employabilité sans finalité. Voire le commencement d’une humanité apaisée ne se résignant plus à être réduite à un « coût à éliminer » lors du prochain cycle de réduction des coûts et le prochain coup de boutoir contre l'armature de ce qui fait société. Pour peu qu'elle relie enfin ses actes à ce qui fait sens et sois assez présente à elle pour se faire présent d’un nouvel art de vivre tissé d’une qualité de vie authentique… Un rêve, une urgence ardente ou un premier pas de côté dans la "salle des marchés" avant la chute de l'armature ?

 

Paul Jorion, Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, Fayard, 300 p., 19 €


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