Comment les séries US américanisent la France
par Thiland
mercredi 26 septembre 2007
Comment les séries US américanisent la France : les experts de l’individualisme.
A travers les réformes à venir de nos systèmes de santé, d’éducation et de retraites, de notre fonction publique ou de notre domaine culturel, on a bien compris que le gouvernement appliquait, purement et simplement, un alignement, fait d’admiration béate et de cupidité inconséquente, sur la société américaine. Le pouvoir répond, dans son combat moral en faveur de la compétition économique la plus destructrice, que ce n’est qu’une étape de la mondialisation à laquelle nous devons nous adapter sous peine d’immobilisme. Mais il s’agit bien d’une assimilation dont les ressorts éthiques se mettent en place au moyen d’une propagande médiatique toujours plus efficace. Pour changer les esprits, il faut de l’insidieux, de la fiction, et les séries américaines policières, presque toutes diffusées sur TF1, s’en chargent allégrement.
Comme partout, la France est gavée de séries américaines, qui recèlent le meilleur comme le pire
La mondialisation, dont la finalité est l’assimilation de la totalité des peuples du monde dans le système économique de la croissance, doit se diffuser en propageant les bases de son idéologie (l’idéologie des bienfaits généralisés de la consommation). Les mass-médias sont le moyen parfait pour parvenir à cette diffusion. Ainsi, les innombrables séries produites par les studios américains ont inondés depuis longtemps les écrans de la planète entière, célébrant pour la plupart, l’esprit de la société américaine. Dans le tourbillon de fictions en circulation, on trouve pourtant côte à côte, le critique, le subversif, le profond et le purement conformiste. Une classification s’impose. Si l’on part du plus subtil et du plus critique, des séries comme The Simpson, Souh Park, Malcolm ou Scrubs sont des petits trésors d’humour et de dérision sur les obsessions américaines et les grands traits de la société dominante. Six Feet Under, Nip Tuck ou Desperate Housewife offrent aussi, des regards totalement désabusés sur les névroses d’outre-Atlantique en montrant des microcosmes en pleine décadence où en pleine perte de repères. Unique en son genre, Lost, a misé sur une métaphore de notre civilisation, qui, si l’on passe sur quelques lourdeurs sentimentales et quelques égarements scénaristiques, a su montrer les illusions et les impasses des grands présupposée et projets civilisationnels de l’Occident, ainsi que ses apories communautaires. On retrouve aussi la théorie du complot, qui depuis l’assassinat de JFK, tient la psychée américaine dans ses tenailles. 24 h chrono, Prison break... s’appuient sur ce ressort de la paranoïa. Par conséquent, si mieux que quiconque, les Américains savent élaborer leur propre subversion avec une acuité certaine, c’est sans doute parce que la production de séries à la gloire de l’idéologie profonde américaine atteint des proportions écrasantes. Presque exclusivement dans le secteur de la justice, une déclinaison interminable d’experts, de profilers et de flics en tout genre, incarnent avec un immense succès le pragmatisme et la morale puritaine, ainsi que l’individualisme de l’Amérique. Ce patriotisme exacerbé par le 11 septembre se retrouve en fil conducteur dans les séries les plus exposées en France comme dans leur pays d’origine. Les programmes de notre première chaîne privée en regorgent et ce n’est pas un hasard.
La culture du résultat, sans comprendre
Les Français vivent donc une partie importante de leurs soirées domestiques au rythme endiablé des enquêtes policières menées par des troupes Yankee à la morale bien trempée. Les séries américaines sont désormais majoritaires sur le créneau roi du 20 h 30 (pardon ! maintenant du 20 h 50, les 20 minutes de plus étant consacrées à l’évangélisme publicitaire) et dorénavant, nous devons vibrer par la transe de la morale individualiste et de la justice rédemptrice, sauce God bless USA contre le mal, incarné par un florilège et une confusion de tueurs en séries, de pédophiles, de militants altermondialistes, de braqueurs de banques, de drogués, de parasites, de terroristes ou de paumés. Devant ces feuilletons, le spectateur se retrouve placé devant le même choix moral binaire que celui qu’impose Nicolas Sarkozy à chacune de ses sorties médiatiques. Celui-ci se présente sous la forme d’un cas de conscience évident qui doit nous amener à adorer les flics ou à défendre le criminel monstrueux. Transposé au niveau du discours Sarkozy, cela se traduit par la réduction de toutes les questions politiques à un choix moral opposant le bien, incarné par sa politique, ou le mal, incarné par ses alternatives. On peut alors culpabiliser les chômeurs, vendre des armes et du nucléaire à un dictateur, privatiser la fonction publique ou anéantir notre contrat social et la culture indépendante au nom du bien, en moralisant de manière manichéenne la victoire du rentable sur le non rentable.
Dans les séries policières comme dans la politique de Sarkozy, ce qui compte, ce n’est pas de comprendre une situation, mais d’aboutir à un résultat. Or, si la police est là avant tout pour empêcher la nuisance finale, le président, lui, est là pour comprendre ce qui amène à l’état pathologique ou à la névrose. En utilisant systématiquement la technique du dilemme binaire pour envisager, au moins sur le plan médiatique, toutes les questions qui se présentent à lui, Sarkozy exploite avec bonheur le créneau infantilisant et si sécurisant de la protection contre l’ennemi, qu’il soit fou, dangereux, fou-dangereux, dissident, écolo, « décroissant », communiste, révolutionnaire, contestataire, fraudeur, émeutier, chômeur... Son pragmatisme aveugle fonde son désir de ne jamais comprendre en profondeur les situations qu’il veut régler en force et en apparence, en vue d’un résultat chiffré. Il ignore alors les causes réelles des situations à problèmes, de manière à créer l’illusion d’une résolution, par le biais une mesure superficielle, car les intérêts d’une compréhension nous confronteraient aux vraies sources des problèmes et iraient bien sûr, à l’encontre des intérêts du pouvoir. Il y a là un très grave dévoiement du rôle politique et ces séries TV participent presque tous les soirs à conditionner le spectateur à faire le choix du bien pour le bien, sans aucune analyse valable.
Prenons rapidement l’exemple hautement symbolique des sectes et de leur traitement. Elles servent très souvent de bouc émissaire à notre société car il est vrai qu’un bon nombre d’entre elles s’avèrent être soit des arnaques soi des embrigadements néfastes et même parfois criminels. Mais pourquoi les désigner comme un mal en soi alors qu’elles constituent un phénomène à observer et à comprendre. Les séries montreront le danger qu’elles représentent avec à la clé l’arrestation du gourou. L’affaire sera conclue par l’éradication visible du problème. Or le rôle du politique est de saisir ce que les sectes, en tant que phénomène communautaire, nous renvoient sur notre propre société. Il doit se demander pourquoi elles existent et à quoi elles répondent ? A quelle manque ? A quelle délitement social ? Sa mission est de s’interroger sur les causes profondes de leur succès de manière à comprendre ce qu’elles traduisent et non pas de les traiter comme un délit moral en soi pour pouvoir exhiber la volonté de les combattre. Si Sarkozy peut se conduire comme un flic pressé, c’est en partie grâce à l’abrutissement moral dispensé par ces séries destinées à préparer nos cerveaux, comme ceux des Américains, à une conduite brutale, superficielle et vindicative de la politique. Dans cette course au résultat, il n’y a pas de place pour la compréhension des phénomènes et donc pour la remise question et l’examen critique qu’elle devrait initier dans une société réflexive. Les Etats-Unis ont eu le 11 septembre pour nourrir ce schéma de la lutte immédiate contre le mal. En France, on nous a donné la gare du Nord et ceux qui se lèvent tard.
L’individu est la seule réalité
Complémentaire à l’idée qu’il faut agir pour un résultat et non pas comprendre pour un changement et une fois que cette idée s’est propagée et qu’elle a pénétré les esprits par des milliers d’heures de fiction, on retrouve aussi dans ces séries policières, les fondements de l’idéologie individualiste. L’individualisme, opposé à la vision socialiste où l’individu est la plupart du temps agi par les normes sociales, repose sur le postulat de la responsabilité individuelle dans toutes les situations. Cette idéologie colle à la peau de l’Amérique. Celle-ci est fondée sur une conception où les individus doivent s’inventer leur destin dans un jeu où rien, ni les origines sociales ni les réseaux pré-établis, ne sont censés les pré-déterminer où réduire leurs chances de réussite. On a là le rêve américain par le biais d’un libéralisme originel, ontologique, sur lequel s’est bâtie le pays. Cette vision de la société permet de faire l’économie des interrogations sur le rôle et la prégnance des conditions et les structures sociales sur les comportements des individus.
La conséquence en terme de traitement social de la déviance sociale est donc évidente. A travers cette culture de l’individu, les actes ou les comportements qui s’écartent des normes ou de la morale dominante ne peuvent être envisagés comme des effets pathologiques de disfonctionnement sociaux. La société n’a jamais à être engagée dans sa capacité à fédérer, créer du lien social et à stabiliser la vie collective par des valeurs reconnaissables à tout instant. Il n’y a pas de problèmes sociaux, il n’y a que des problèmes individuels. La leçon finale des séries policières est toujours la même : seule la responsabilité individuelle peut-être invoquée pour expliquer l’anomalie, l’introspection sociale est interdite. C’est aussi la leçon politique que Sarkozy inflige à la France de plus en plus vite et qui fait que l’on tend irrémédiablement à être assimilé par l’Amérique, sans révolte, passivement, sans sursaut de caractère et de personnalité.