Comment « libérer l’avenir » après Ivan Illich ?

par lephénix
jeudi 15 octobre 2020

 

Le théologien Ivan Illich (1926-2002) a été le pionnier de l’écologie politique et l’un des tous premiers « lanceurs d’alerte » dans l’insouciance des « Trente glorieuses ». Penseur critique de la société industrielle et du consumérisme, cet ancien « évêque des bidonvilles » devenu enseignant-voyageur a enflammé les années 1970 par des débats passionnés autour de ses ouvrages à succès comme « Libérer l’avenir » (1971).

Voilà plus de vingt ans, au printemps 1999, Ivan Illich reçoit le journaliste Jean-Michel Djian, alors rédacteur en chef du Monde de l’éducation, dans sa demeure d’Ocotepec, près de son ancien « phalanstère libertaire » de Cuernavaca (Mexique). L’auteur d’Une Société sans école (1971) redoutait tant le pouvoir des technocrates que des écocrates : « L’avenir de la planète est bureaucratiquement confisqué par les politiques et les experts. Elle n’est plus défendue par ceux qui l’habitent »...

L’ancien prêtre qui s’était confronté aux hiérachies institutionnelles de l’Eglise et des Etats mettait en doute « les vertus des démocraties » incapables de surmonter les « contre-productivités » et les « seuils de nocivité » qui font le lit des injustices : « Plus aucun pouvoir au monde ne sera bientôt en capacité de penser, de résoudre et d’agir de concert pour réduire drastiquement la misère, la surpopulation et les guerres  » annonça-t-il au journaliste. Il était alors, en vigie mystique et hyperlucide, le spectateur du « premier délitement civilisationnel occidental » dans un monde dont les « multinationales de la communication digitale  » mènent la danse macabre. « Que faire » encore pour conjurer l’insoutenable ?

Considéré comme l’un des penseurs de la « décroissance », Illich n’avait de cesse de rappeler que l’hôpital rend malade, l’école désapprend, les transports dysfonctionnent, bouchonnent et immobilisent – et que l’outil « se retourne contre sa fin » et déqualifie le travail humain...

Aussi en appelait-il à une « société conviviale » où l’outil est « au service de la personne intégrée à la collectivité ».

 

Un « évêque engagé »

Né à Vienne, Ivan Illich parle huit langues, participe à la Résistance italienne et devient un « séminariste remarqué ». Ordonné prêtre à 25 ans (1951), il suit l’enseignement de Jacques Maritain (1882-1973) qui lui fait découvrir saint-Thomas d’Aquin. Destiné à être un « prince de l’Eglise », il divorce d’avec l’ordre écclésiastique après avoir officié dans une paroisse de Portoricains à New York (1951-1956) puis comme vice-recteur de l’université catholique de Porto Rico (1956-1960). Il vivait son magistère sacerdotal comme un « engagement civique radical » et ne se privait pas de critiquer la bureaucratie de l’Eglise romaine...

En 1961, il fonde au Mexique le Centre pour la formation interculturelle qui allait devenir le Centre interculturel de documentation (Cidoc, 1966-1976). Un lieu d’ébullition qui accueille sur deux hectares militants tiers-mondistes, syndicalistes, écologistes et intellectuels liés notamment à la revue Esprit et aux éditions du Seuil. Le Q.G. mexicain de cet inlassable « agitateur d’idées », familier des « grands » de ce monde (Pierre Eliott Trudeau, Indira Gandhi, etc), marque toute une génération de chercheurs de sens – Hannah Arendt, le philosophe Jean-Pierre Dupuy ou le sous-commandant Marcos l’ont fréquenté.

« L’oracle de Cuernavaca » entreprend de repenser l’humanité laminée par la société de consommation, de « rendre intelligible le monde » et de faire prendre conscience de l’état avancé de dégradation de la planète. C’est une « université de Vincennes avant l’heure » – et un « îlot utopique productif » : « Ce qui fait autorité, c’est la mise en mouvement d’un processus agrégatif de matières grises, culturellement disparates, libérées de tout conformisme » constate Jean-Michel Djian dont l’essai vibrant fait revivre non seulement le parcours d’une vie mais aussi un itinéraire intellectuel et spirituel. Mais, avec le succès de ses premiers livres (Libérer l’avenir en 1971, Une sociéte sans école en 1971, La Convivialité en 1973), Illich redoute d’en faire un « parc d’attraction » de plus dans la « société du spectacle » et reprend la route, en « ascète radical » .

Dans Energie et équité (1975), ce grand marcheur démontrait que « l’accélération augmente l’emprisonnement de chacun » - davantage d’automobiles en circulation et de vitesse crée davantage de distance : « au-delà d’une certaine vitesse critique, personne ne gagne du temps sans en faire perdre à quelqu’un d’autre ».

Il se refuse à traiter la question énergétique indépendamment de celle de « l’équité » (la justice sociale) et alerte contre la dépendance forcée à l’égard de l’automobile comme de la technique. L’accroissement de la vitesse peut-il être tenu comme la seule mesure du « progrès » ?

Il développe la notion de « contre-productivité » dans le cas de l’école, des transports et de la santé publique en pointant un « seuil de croissance au-delà duquel l’activité de l’institution se retourne contre l’objet même qui la justifie  ». Il oppose aux « institutions contre-productives » la métaphore d’une boîte de jouets – de Pandore : « Toutes les institutions par lesquelles l’homme entend exorciser les maux originels sont devenues des cercueils dont le couvercle se referme sur lui. Les êtres humains sont pris au piège : prisonniers des boîtes qu’ils fabriquent pour enfermer les maux que Pandore avait laissés s’échapper ».

Sa prose « cingle comme une cravache sur le dos d’un forçat » - celui d’un « progrès » perpétuel et forcément illimité : les multinationales ne développent pas sans cesse de nouveaux biens et services pour répondre aux véritables besoins des « consommateurs » mais pour en créer d’autres, totalement factices, en des « dispositifs » conçus pour les rendres captifs par des dépenses contraintes et incontournables...

Mais sa critique radicale est perçue comme « plus anxiogène que stimulante » et il opte pour une « politique de l’impuissance ». Celle de « l’ascèse vide » ?

 

« Le pouvoir est devenu vain »

Pendant plus d’une décennie, il a exercé son magistère intellectuel au Mexique avant de renoncer aux mots d’ordre incantatoires (« sauver la planète », etc.). Le pouvoir est sa bête noire - « il le redoute, autant pour sa conquête et son exercice que pour sa finalité  ».

Le 19 février 1977, au siège des éditions du Seuil, Illich disait vouloir « analyser le rôle social du porteur de pouvoir, étudier ces idoles crées par la société industrielle ». Près de deux décennies plus tard, durant l’automne 1996, le « penseur de l’écologie radicale » dit « entrevoir la fin du politique » comme le souligne Jean-Michel Djian : « Plus qu’une déception, le pouvoir est alors perçu comme l’incarnation parfaite de la fuite en avant, le creuset fécond d’une métaphysique de la puissance publique entièrement orientée vers la gestion algorithmique du présent. Un signe qui ne trompe pas : les citoyens ont transféré la charge mentale de la nation sur le chef de l’Etat. »

Pour lui, « seul un imaginaire vernaculaire (linguistique ou foncier) est à même de fabriquer des solidarités agissantes pour contrer les méfaits avérés des bureaucraties démesurées et disproportionnées des Etats  » : « C’est toute l’idéologie des « communaux » qu’il revisite à la lumière de la dépossession par le marché des espaces communs à partir desquels des hommes et les femmes ont édifié une sorte d’humanisme local irréductible à la propriété personnelle. »

Mais voilà : « Là où les « communaux » activaient une économie conviviale, informelle et solidaire, les Etats et le marché l’ont réduite à néant. En prônant radicalement un retour à la philosophie des communaux, Illich était, il y a un demi-siècle, en train d’anticiper la démondialisation et l’aspiration croissante des populations à vouloir vivre localement de circuits courts en consommant des produits artisanaux. La convivialité en prime. »

Pour lui, « l’écologie politique ne deviendra radicale et efficiente qu’à condition de reconnaître que la destruction des communaux entraînée par leur transformation en ressources économiques est le facteur environnemental qui paralyse l’art d’habiter ».

En 1982, le magazine Time avait choisi l’ordinateur comme « personnalité de l’année »... Le penseur critique du « développement » vit alors « l’édifice de ses espérances s’écrouler instantanément » et une « terrible époque humaine » émerger une fois de plus. Quel être humain a vraiment besoin d’un « ordinateur » ? N’y a-t-il pas urgence, plutôt, à se « désordiner » avant qu’il ne soit trop tard ?

Dès la fin des années 80, il entrevoit la submersion de l’humain par la digitalisation du monde à marche forcée induisant de nouvelles rentes technologiques et un monopole radical sur les modes de vie : « Nous voilà en face d’entités abstraites excitantes, qui ont pris possession des âmes et ont recouvert les perceptions du monde et de soi-même d’un capitonnage en plastique  » (La Perte de sens, 2001). Comment transfigurer encore un « réel » de plus en plus mortifère et faire un feu de joie de ce capitonnage de plastique qui augmente les nuisances et les contraintes ? A cette silicolonisation rampante du monde, ce « prophète de malheur » oppose une métaphore végétale résumant « le génie de la filiation entre les vivants et les morts » : « des cordons de chanvre faits de fibres toujours nouvelles, prenant la relève de celles qui s’achèvent et qui, tressés, forment néanmoins une corde unique qui ne se rompt pas  »... Illich recrée un phalanstère en Allemagne avec la complicité de Barbara Duden qui l’héberge en Basse-Saxe, enseigne l’histoire du Haut Moyen Age et poursuit sa mise en garde contre la destruction des « communaux de la parole » par « l’empiètement des moyens modernes de la communication » après celle des « communaux de l’espace » par la « motorisation du trafic ».

On lui découvre une tumeur à la glande salivaire, au-dessous de son oreille. Refusant tout traitement chirurgical, il entend assumer son cancer et calme ses souffrances à l’opium avant d’y succomber vingt ans plus tard. Le livre-portrait de Jean-Michel Djian nous fait renouer avec ses leçons de liberté et de générosité dans un monde impitoyable où l’humain est plus que jamais mis à mal à sa racine même. Un tel monde, où l’idée même d’humanité est en jeu voire d’ores et déjà jouée, n’est-il pas irrémédiablement perdu ?

 

Jean-Michel Djian, Ivan Illich l’homme qui a libéré l’avenir, Seuil, 238 p., 19 €


Lire l'article complet, et les commentaires