Danièle Obono et les médias face à la fiction de Valeurs Actuelles : la bien-pensance, l’indignation et le refus du débat

par Laurent Kerr
mercredi 2 septembre 2020

Une réprobation quasi unanime

La publication dans le magazine « Valeurs actuelles » d’une fiction mettant en scène un personnage public, la députée Danièle Obono, a suscité une réaction indignée quasi unanime de la sphère médiatique et politique, y compris chez ceux qui sont les plus critiques vis-à-vis du politiquement correct ou du nouvel antiracisme.

Pourtant, il semble que quasiment aucun de ceux qui s’indignent et condamnent n'a lu la fiction. Pire, quand un média prétend l’analyser et la juger sur le fond, nous avons droit à une lecture complètement faussée et à une parodie de journalisme. C’est ce qui s’est passé dans l’émission « C à vous » sur France 5, le 31 août 2020.

Je suis un habitué de cette émission dont j'apprécie le sérieux et je ne suis pas un lecteur de "Valeurs actuelles", dont je ne partage pas les idées. J'ai pourtant été choqué par l'intervention de la chroniqueuse de 5/5.

Celle-ci commençait bien : c'était la première fois à ma connaissance qu'on annonçait fonder son commentaire sur la lecture du contenu. Mais avec quelle mauvaise foi et quelle ignorance !

Rappelons les faits : le magazine « Valeurs actuelles » présente pendant l'été une fiction, chaque semaine, dans laquelle il place un personnage public à une autre époque et dans un autre lieu. Ici, la députée Danièle Obono est transportée dans un village Africain du XVIIIe siècle pour mettre face à face ses discours sur l’africanité et la réalité historique : tel est l’objectif annoncé en préambule.

La journaliste commence par s'indigner que le texte évoque dans son chapeau la responsabilité des Africains dans l'esclavage. Quelle honte, nous dit-elle ! Le problème est qu’elle ne prend jamais la peine d'interroger cette affirmation. Elle aurait pu se renseigner auprès des historiens. Mais non : circulez, il n'y a rien à voir, il ne faut surtout pas surtout pas penser, on a déjà toutes les réponses, semble-t-elle dire. Et pourtant. Les historiens confirmeront que c'est là une vérité historique rigoureusement établie : oui, l'Afrique subsaharienne a pratiqué depuis des temps très anciens l'esclavage domestique, comme la plupart des civilisations de l'antiquité. Par la suite, elle a continué à pratiquer cette forme d'esclavage tout en nourrissant activement le trafic d'esclave pratiqué par la traite arabo-musulmane, qui a duré mille ans, et qui existe encore à certains endroits en Afrique et au Moyen-Orient. Traite dont les conditions, terribles, sont évoquées avec assez de justesse dans la fiction. La journaliste conclut ironiquement par antiphrase : « il est bien connu que les Africains ont été réduits en esclavage par les Africains eux-mêmes ! » Comme si la chose était tellement impossible qu’il fallait en rire sans même se demander si elle contenait une vérité. Et pourtant… ce qu’elle dit par antiphrase est strictement vrai. Certes, il existe, comme nous le disent les historiens, des esclavages de nature différente. La traite arabo-musulmane et la traite occidentale se sont servies de l'esclavage africain traditionnel, de type domestique, pour pratiquer une forme d’esclavage d’une dimension nouvelle et monstrueuse. Sans doute. Mais, il faut le noter, il l’ont fait grâce à la complicité, en pleine conscience, de nombreuses tribus subsahariennes qui leur livraient cette « marchandise humaine » composée de leurs propres « frères noirs ». Triste vérité que, visiblement, les médias grand public ne sont pas prêts à admettre. Il faut dire que la traite arabo-musulmane a laissé très peu de traces, puisque les hommes étaient castrés dans des conditions épouvantables et que les enfants des esclaves étaient tués à la naissance. La fiction, encore une fois, est plutôt juste sur l’aspect historique.

A l'appui de son intervention, la journaliste cite également des extraits. Non seulement ils sont sortis de leur contexte, mais ils sont interprétés complètement à rebours de leur sens : "Danièle Obono était au comble du bonheur... dans la joie de pouvoir libérer son africanité...", nous dit-elle, en faisant croire aux téléspectateurs qui n’auraient pas lu la fiction que le personnage était heureux de son esclavage. Même une lecture rapide et superficielle permet de comprendre que c’est tout le contraire qui est dit. Le personnage, au début de la fiction, est heureux de retrouver l'africanité qu'il revendique dans sa vie politique quand il se retrouve dans un paisible village africain ; avant, bien sûr, d'être échangé par ses propres villageois contre un captif détenu par une tribu voisine et qui trafique avec les marchands d'esclaves.

Quelle ignorance, quelle mauvaise foi dans le traitement de ce sujet ! Une parodie de journalisme, une caricature de politiquement correct. Et, si l’on a une certaine exigence du métier de journaliste, une faute professionnelle. N'y a-t-il pas dans l'équipe quelqu'un qui soit capable de lire un texte très simple sans lui plaquer d'avance un sens forcément "nauséabond" au regard de son origine ? Quelqu'un qui soit capable d'obtenir des renseignements de base auprès d’historiens qualifiés, ou d'aller glaner quelques infos sur Wipikepida, ou dans n'importe quel document un peu sérieux qu’on peut trouver, si on sait un peu chercher, sur internet ou dans n’importe quelle bibliothèque ? La base du journalisme, quoi. Même pas.

Il me semble que c’est là rendre un bien mauvais service aux idées qu’on prétend défendre. Certes, il n'est pas agréable pour Mme Obono de se voir représentée en esclave, et la fiction est à l'évidence maladroite et probablement non dénuée d'arrière-pensées inavouées. Mais ce n'est pas une raison pour déformer à ce point la vérité et éviter un débat pertinent sur l'histoire de l'esclavage. En outre, les narrateurs ont pris soin d'éviter tout acharnement sur le personnage, qui est présenté comme sincère et courageux et qui est relativement épargné par rapport à ses compagnons d'infortune. Les dessins sont suffisamment stylisés pour qu'on reconnaisse à peine le personnage public, représenté presque en ombres chinoises. Le traitement de la fiction, une fois posée l'hypothèse de base, ne cherche pas à humilier le personnage. Tout le débat est de savoir, bien sûr, si le principe de base de la fiction, la mise en esclavage par les tribus voisines et la vente aux trafiquants musulmans, la confrontation des idées du personnage public avec la réalité historique, est à lui seul une humiliation publique à connotation raciste.

On pourrait avoir ce débat. On pourrait dire qu’il y a volonté d’humiliation publique accompagnée d’une certaine jubilation raciste de dépeindre une personne noire sous les traits d’un esclave, tout cela avec des précautions soigneusement pensées : pas d’acharnement sur le personnage qui est présenté comme sincère et courageux et auquel on épargne les pires vicissitudes, empathie, fin heureuse ou presque… et avec un prétexte expliqué avec soin : confronter les idées du personnage public avec la réalité historique. A cette accusation, on pourrait répondre qu’on aurait pu le faire aussi avec un blanc défendant les mêmes idées, à ceci près qu’on aurait transporté son esprit dans le corps d’un personnage à la peau noire. Dans ce cas, il n’y aurait pas de racisme dans cette fiction. On pourrait alors accuser la fiction d’être une atteinte à la dignité. Sans doute, mais que dire alors des caricatures qui présentent des personnages publics nus, grotesques, dans les pires positions, dans des scénarios sexuels explicites, ou dessinés sous la forme d’étrons malodorants ? Ce sont des caricatures, dira-t-on. Oui, mais doit-on interdire aux fictions ce qu’on autorise aux caricatures ? Ces caricatures également peuvent être désagréables pour la personne visée et son entourage.

Voilà ce qu'on aurait pu dire. Mais non. Tout débat a été soigneusement évité. L’indignation, à elle seule, détenait toute la vérité. Elle nous épargne la peine de penser.

Si la fiction peut être sujet à controverse, le contexte historique, lui, est réaliste et le but revendiqué par ses auteurs est d'alimenter un débat sur l'idéalisation de l'histoire africaine par les nouveaux identitaires et la volonté de faire peser sur les seuls occidentaux la responsabilité (entre autres) de l'esclavage dans l'histoire. Débat bien évidemment occulté.

Une telle ineptie, une telle ignorance de l’histoire, une telle mauvaise foi dans l’interprétation d’un texte simple interroge. On comprend qu’il s’agit de défendre les bonnes valeurs contre un média supposé raciste et réactionnaire. Qu’il le soit réellement, d’ailleurs, n’est pas la question. Peut-on proférer de telles inepties au motif de défendre la bonne cause ? N’y a-t-il pas suffisamment de « vérités alternatives » chez les populistes, pour en rajouter ? Le combat légitime contre le racisme ne peut justifier le recours à ces contrevérités ni occulter les débats gênants. Celui-ci ne peut avoir lieu qu'en affrontant la réalité dans toute sa complexité.

 

Les vérités alternatives et le politiquement correct

Et j'ajoute : comment reprocher aux populistes comme Trump la pratique des vérités alternatives, comment reprocher à une frange de plus en plus importante de la population de ne plus croire aux discours des médias mainstream quand ces derniers, animés par leur conviction d’être dans le juste, le vrai et le bon, pratiquent aveuglément l’éternel discours politiquement correct, en niant parfois l’histoire, la réalité, et en faisant profession de ne jamais voir ce qu'ils voient ?

Qu'on ne s'y trompe pas : on peut adhérer aux principes généreux qui animent les catéchistes du politiquement correct et critiquer leurs méthodes. Cette critique n’est pas nécessairement le faux-nez d’une pensée réactionnaire et raciste. C’est parfois le cas, hélas, comme chez un Zemmour. Celui-ci a beau jeu d’utiliser les outrances du politiquement correct pour en saper les principes légitimes et pour faire avancer ses idées réactionnaires, si l’on en croit ce qu’il écrit sur l’histoire de France, et ses idées racistes, si l’on se base sur certains des ses écrits. Il ne faut pas leur laisser le monopole de la critique du politiquement correct.

Malheureusement, ce dernier utilise un discours de plus en plus inepte. Lorsque le mot a été introduit en France, dans les années 1990, il a été compris à l’envers pendant une bonne décennie. Aujourd’hui on en comprend au moins le sens, mais loin d’en tirer les enseignements, nous fonçons tête baissée vers ses pires excès. Démontage de statues, indigénisme, cancel culture, racialisme (anti)raciste, indignations identitaires, trigger warning dans l’enseignement, épuration des œuvres, refus de voir la montée de l’islamisme dans certains quartiers ou de voir l’archaïsme du voile imposé, entre autres choses, aux femmes. Cet aveuglement, sa mise en application têtue, à rebours du réel, confine de plus en plus souvent à la crétinerie pure et simple. Ce qui inquiète, surtout, c’est qu’il prend de plus en plus le visage de l’autoritarisme ou d’un totalitarisme soft, mais pas si mou que cela, et loin d’être anodin : il a déjà conduit de nombreuses victimes à la mort sociale et professionnelle. Plus grave encore, il interdit dans toute la société la pensée libre et le débat d’idée. Il conduit à l’évitement de la moindre discussion qui peut fâcher un peu dans les diners en ville ou les discussions devant la machine à café. Il est devenu quasi impossible, aujourd’hui, de débattre en dehors de clous de peur d’être immédiatement catalogué. Il y a des pensées interdites et des mots qu’on ne doit pas prononcer car ce phénomène impose, comme il se doit pour un totalitarisme, ses propres normes de vocabulaire, des normes de précieuses ridicules qu’il est interdit de transgresser. Aujourd’hui, certaines enquêtes montrent que près de la moitié des personnes avouent ne pas pouvoir parler librement dans leur vie sociale. Surtout dans les milieux les plus instruits, là où devrait se développer au contraire une liberté de critique et une réflexion plus informée.

A qui profitent ces excès ? Certainement pas à la cause qui est censée être défendue. Cet acharnement politiquement correct ne peut mener qu'à la victoire des principes contraires. A force de refuser la complexité du réel, de pratiquer l’aveuglement, les « vérités alternatives », le relativisme, les médias et les personnalités mainstream creusent un fossé entre eux et l’opinion. Elle se met alors à ne plus les croire, à énoncer sans retenue les pires discours et les contrevérités les plus flagrantes. La preuve par Trump, Bolsaniro, par les discours complotistes, anti-sciences et antirationnels qui se développent partout. Le politiquement correct, à force de défendre des principes légitimes mais d’une manière absurde et aveugle, mène à sa propre destruction. Et à celle de principes si chers à nos yeux : la liberté d’expression, la liberté du débat, la liberté tout court, la démocratie, le respect de la dignité humaine.

N’ayons pas peur d’affronter la complexité du réel, même si l’on risque, au passage, de devoir abandonner quelque illusions et quelques naïvetés. N’ayons pas peur d’affronter le politiquement correct au nom même de leurs principes.


Lire l'article complet, et les commentaires