Dans le pire des mondes inégalitaire
par lephénix
samedi 18 avril 2020
L’injustice et l’évasion fiscales gangrènent les nations et les entraînent dans une régression sans précédent - à tombeau ouvert vers leur effondrement. Un véritable travail législatif d'évaluation de la fiscalité permettrait assurément de remettre des "moyens" dans les services publics qui en manquent cruellement - à commencer par ceux de la santé - et à rendre possible un avenir commun sans casse sociale ni rancoeurs accumulées... Justement, les travaux des économistes Gabriel Saez et Thomas et Gabriel Zucman remettent le débat fiscal sur la place publique. Ils rappellent que les 400 premières fortunes américaines s’acquittent d’un impôt sur le revenu proportionnellement moins élevé que la moyenne des Américains.
Dans le pire des mondes inégalitaire, les pauvres se comptent par millions et n’en finissent pas de se multiplier. Leur sort ne peut pas être dissocié de celui des plus riches qui, lui, s’améliore d’autant – et inexorablement. Nul besoin d’être expert en vases communicants pour comprendre que les allègements et avantages fiscaux consentis aux grandes fortunes ne profitent pas le moins du monde aux plus démunis. Ils créent même, au nom de « l’économie », le moins « économique » des mondes – donc le pire pour tous... Le milliardaire Warren Buffet ne déplorait-il pas de payer moins d’impôts, proportionnellement à ses revenus, que sa femme de ménage ou ses secrétaires ?
La fable du « ruissellement », ça ne fait pas « ruisseler » l’argent du haut vers le bas. Un système verrouillé d’inégalités vertigineuses ne fait pas circuler la moindre miette de richesse du pays d’ « en haut » vers celui d’ « en bas » ... Mais il organise à merveille un transfert de richesses du bas vers le haut...
Pourtant, l’on sait bien qu’une meilleure « répartition des richesses » rendrait chaque nation plus juste, la démocratie plus forte – et la vie plus belle pour tous : « Le triomphe de l’injustice fiscale est, d’abord et avant tout, un déni de démocratie » soulignent les économistes Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, surnommés les « Piketty Boys ». Constatant « l’essor de l’industrie de l’évasion fiscale », les deux « Frenchies » installés dans la baie de San Francisco pointent une contradiction fondamentale : est-il devenu « à ce point naturel que les riches ne contribuent pas aux finances publiques » ? Est-il seulement concevable que 0,1% des Américains possèdent à eux seuls la même part du patrimoine national que... 90 % du reste de la population ? Et qu’ils « dévorent une part sans cesse croissante de la richesse nationale » ? Pour en faire quoi ? Juste pour la soustraire aux autres groupes sociaux ? Pour « le plaisir » d’assouvir la compulsion du « toujours plus » et de créer l’enfer des autres - de leur « toujours moins » ? Le pactole de l’évasion fiscale ne pourrait-il pas servir les populations au lieu de les asservir à une guerre des classes qui les passe par pertes et profits ?
Mais, interrogent les deux économistes, « si de nombreux montages qui privent l’Etat de milliards de recettes sont vraiment illégaux pourquoi ne sont-ils pas attaqués devant les tribunaux » ? Assurément, une question bien posée permet de prendre la mesure du gouffre s’élargissant entre le fait de savoir et celui de prouver ce qui peut l’être le cas échéant, devant une juridiction compétente, de ce perpétuel brouillage de frontières entre le légal et l’illégal ...
L’engrenage
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman qui apportaient leur expertise à l’équipe électorale du sénateur Bernie Sanders dans la présidentielle américaine livrent parallèlement le bilan de leurs recherches sur le site Tax.JusticeNow.org et posent leur constat de ce qui façonne notre réalité sociale : « Dans un monde idéal, l’administration fiscale pourrait compter sur une certaine autorégulation de la part des acteurs de l’industrie de l’optimisation . Les avocats fiscalistes et les comptables pourraient après tout estimer qu’il est de leur devoir de contribuer à faire appliquer l’esprit de la loi, et en conséquence s’abstenir de commercialiser des montages manifestement sans substance économique réelle. Le seul hic, c’est que ces avocats et ces comptables sont payés par les promoteurs et les consommateurs de ces produits fiscaux douteux, et font ainsi face à un conflit d’intérêts caractérisés. »
Mais « avec l’effondrement de l’impôt sur les sociétés, c’est sous le coup de la concurrence fiscale internationale, c’est la pierre angulaire des systèmes fiscaux contemporains – l’impôt progressif sur le revenu – qui menace de s’effondrer »... La paix sociale ne se gagnera pas en taxant le travail de plus en plus au seul profit du capital : « Historiquement l’impôt progressif sur le revenu a été l’instrument le plus puissant pour limiter la concentration des richesses. Il peut être refondé pour devenir plus progressif, et ce même dans une économie mondiale intégrée »... L’Amérique a été à la pointe du combat contre l’injustice fiscale lorsque F. D. Roosevelt (1882-1945) créa le système fiscal progressif, avec un taux marginal supérieur de 90% et un impôt sur les sociétés de 50%. Dans un discours devant le Congrès en 1942, il déclara en substance : « Je pense qu’aucun Américain ne devrait avoir un revenu après impôt supérieur à 25 000 dollars. Je propose de créer un taux marginal d’imposition de 100% au-delà de 25 000 dollars. »
Pour Roosevelt, l’impôt était davantage un outil de réduction des inégalités qu’un moyen pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat – sous sa présidence, le pays se rapprocha même de l’idée d’un revenu maximum autorisé... Le consentement à l’impôt demeura acquis jusqu’à la présidence de Reagan (1911-2004). Ce dernier légitima « l’optimisation », amorçant l’engrenage de la concurrence fiscale entre pays ainsi que la dérive inégalitaire et oligarchique qui lamine les populations. Aujourd’hui, a-t-on bien mesuré et quantifié « l’externalité négative que les paradis fiscaux imposent au reste du monde » ? Pour les deux économistes, « nous sommes à la croisée des chemins : si nous prenons celui de la concurrence, l’injustice fiscale et les inégalités risquent de continuer à progresser »... Ils invitent à taxer les milliardaires « à hauteur de leur capacité contributive » et à considérer un impôt sur la fortune, « avec un taux radical de 10% au-dessus d’un milliard de dollars ».
Pour l’heure, l’impunité de ceux qui cumulent toutes les formes de richesse et de pouvoir s’organise tant sous les palmiers d’îles lointaines écrasées sous un soleil implacable qu’au coeur des « pays développés » et tout particulièrement d’une Europe vouée à sa sempiternelle « impuissance » de château de cartes toujours à un souffle mauvais de son effondrement annoncé... La planète ne manque pas d’économistes pour décrypter la « casse » des amortisseurs sociaux au profit de ceux qui ont capté les richesses produites et le pouvoir politique. Ni de juristes ou d’intellectuels pour constater que les zones floues et grises de « l’optimisation fiscale » dévorent les « zones de confort » (assurance chômage, Code du travail, retraites, Sécurité sociale, etc.) des populations.
Suffirait-il d’investir « dans la réussite de tous » pour rétablir la prospérité des nations et désamorcer les « révoltes fiscales » ? Bien avant les montages vertigineux de la finance offshore, l’économiste « libéral » Frédéric Bastiat (1801-1850) déplorait : « Lorsque le pillage devient un mode de vie pour un groupe d’hommes dans la société, au fil du temps, ils se créent un système juridique qui l’autorise et un Code moral qui le glorifie. »
Aujourd’hui comme sous la Monarchie de Juillet, naître pauvre est « l’assurance » de le rester pour longtemps tant que, rappellent les deux économistes, la collectivité laissera une infime minorité infiniment riche décider pour elle... La réintégration de la « délibération collective » dans le « prix de la démocratie » pourrait-elle être le fondement tant de l’économie que de l’art de vivre à venir dans « le monde d’après » ?
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le Triomphe de l’injustice – Richesse, évasion fiscale et démocratie, Le Seuil, 304 p.,22 €