De l’exponentiel au chaos
par lephénix
vendredi 19 avril 2019
Le « Progrès » est un bulldozer qui dévaste les paysages et les vies dans une société en « devenir accéléré incapable de prévoir son avenir »... C'est ainsi que se le représentait Bernard Charbonneau (1910-1996), un penseur majeur de l'écologie. Les éditions de L’échappée publient un florilège de ses articles militants parus dans la presse écologiste entre 1973 et 1996.
L’année 1970 a été proclamée « année de la conservation de la nature » par le Conseil de l’Europe. Mais la France était sous anesthésie pompidolienne en mode furieusement addictif, tant consumériste que productiviste – religion du « progrès » oblige...
Bernard Charbonneau a soixante ans et une poignée de livres encore confidentiels derrière lui – dont L’Hommauto (Denoël, 1967). Professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée de Bayonne, il se sent un peu moins seul et voit là le « feu vert » pour la naissance du mouvement écologique en France.
L’année suivante, l’Environnement a enfin son ministre, Pierre Poujade qui se retrouve à la tête d’un Ministère de l’impossible – c’est le titre de son livre-bilan paru chez Calmann-Lévy en 1975 – et plus précisément d’un « ministère délégué à la Protection de la Nature et de l’ Environnement » dans les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer, du 7 janvier 1971 au 1er mars 1974...
Si la prise de conscience et la réhabilitation écologiques ont progressé et bénéficié à certains écosystèmes vitaux (forêts, fonds marins, tourbières, etc.), la véritable « écologie politique » garantie sans lobbysme (fût-il badigonné en un « vert » fluorescent qui abuse de moins en moins...) a-t-elle gagné droit de cité pour autant ?
Une dynamique d’expansion illimitée
Dès son « premier grand livre » (Teilhard de Chardin prophète d’un âge totalitaire, Denoël, 1963), Bernard Charbonneau mettait en garde contre la dynamique d’expansion illimitée de la « civilisation » industrielle : « Sous la pression du Progrès, le monde moderne tend irrésistiblement, en dépit et à cause de ses conflits, vers un Etat mondial qui couvrirait toute la surface de la terre, et qui réglerait en profondeur jusqu’au moindre détail la vie des hommes, pour organiser méthodiquement la réflexion et l’action de toute l’humanité. Il n’y a qu’un qualificatif pour désigner cette société, c’est celui de totalitaire. »
Pourfendeur de l’agrochimie (« quel profit tirons-nous du système agrochimique sinon d’être gavés d’une quantité sans cesse accrue du plastique ? ») dans la presse écologiste (La Gueule ouverte, Combat Nature), il doute fort de la capacité de remise en cause de ce totalitarisme industriel : comment cette société qui détruit la nature pourrait-elle la « protéger », si ce n’est en « l’intégrant comme une variable de plus à administrer » ?
Dans son avant-propos à la réédition des articles de Bernard Charbonneau, Pierre Thiesset constate : « Quand l’espace vient à manquer, le voici recensé, rationnée ; des panneaux d’interdictions sont plantés au bord de quelques réserves naturelles noyées dans la banlieue totale. Le système du développement exponentiel conduit au chaos,mais le chaos risque de consolider le système : quand l’expansion atteint ses limites, il y a un risque de gestion scientifique du « vaisseau spatial Terre » et d’un contrôle social accru pour assurer la survie de ses passagers. »
En danger de « Progrès »
Vous avez dit « contrôle » ? En mai 1989, Charbonneau écrivait dans son article-fleuve « Informatisation et liberté » pour Combat Nature : « La défense contre le déluge des données suppose la renaissance de l’esprit de liberté. Mais ce réveil est de toute autre nature que la volonté de puissance matérielle et rationnelle qui préside au progrès automatique des sciences et techniques (...) A côté des ressources naturelles, pourquoi pas des réserves humaines laissées au silence et à l’ignorance, interdites à l’informatique ? Sinon cette espèce pourrait à son tour se perdre. » Avec son ami Jacques Ellul (1912-1994), Charbonneau a mis en garde sans relâche, depuis le dernier avant-guerre jusqu’aux « trente glorieuses (et au-delà, jusqu’au seuil de la grande « transformation digitale » de nos sociétés...) contre cette « rationalité économique divinisée » et cette « ruée incontrôlée du soi-disant progrès » dont le prix « financier, écologique et humain » est insoutenable.
Il ne se solde pas seulement par une « production illimitée de l’inutile » mais aussi par le tissage d’une toile où « sera prise un jour la moindre bribe d’espace-temps et de liberté »...
Voilà cette humanité si longtemps « en danger de Progrès » arrivée désormais au bord extrême de la falaise d’une Dette écologique impayable qu’aucune Providence n’est plus en mesure de garantir... Les médias en surchauffe autour de la thématique de l’économie « zéro carbone » et les « marches pour le climat » ou autres très progressistes « grévistes du climat » vont-ils « sauver le monde » de tous les vivants avant qu’il soit irrémédiablement passé par « pertes et profits » par un capitalisme férocement "reverdi" avant liquidation ?
Si l’aveuglement volontaire ou le déni de réalité rageur ne sauvent de rien (surtout pas de ce rien qui dévore « le monde » de moins en moins commun...), la peur, dont la graine a été plantée en bonne terre encore habitable par certains précurseurs éclairés comme Bernard Charbonneau, le pourra-t-elle ?
Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel, éditions L’Echappée, collection « Le pas de côté », 272 p., 20 €