De l’expression de la liberté ŕ la liberté d’expression

par I.A.
jeudi 12 novembre 2020

 

Notre vernis social est en train de s’effriter. L'humour est éclipsé par l'injure, la vérité par la mise en scène. Aujourd'hui, ces écarts de conduite sont devenus délictueux, innombrables et multiformes, ils ne servent plus seulement la foire, mais encore toutes formes de turpitudes – à savoir intoxications télévisuelles, endoctrinements en tout genre, maltraitances de tout poil.

Notre société ne compose pas autant que nous le voudrions avec la liberté. Tandis que la liberté, de son côté, exprime volontiers ses différends avec la société…

Pourtant la vie "en communauté" reste bénéfique au plus grand nombre, même si les compromis qu’elle implique servent parfois de bénédiction à des comportements indignes. Je parle ici d’attitudes impunies, principalement en raison de leur caractère public, ou distant, qui les rend tout à fait impersonnelles.

Ainsi, brûler un gros billet sur un plateau de télévision est forcément discutable, mais réalisable, puisque indolore et anecdotique. Alors que perpétré parmi des indigents faisant la queue pour la soupe populaire, ce même geste s’avérerait risqué pour son auteur, dans la mesure où il provoquerait – enfin – des réactions logiques, spontanées, légitimes.

En fin de compte, exhibitionnismes vulgaires, insultes et viles scénographies, même controversés, se révèlent possibles s’ils sont couverts par la présence d’un très large auditoire. Tandis qu’au milieu des bois, en rase campagne ou au fond d’une impasse, ces mêmes excès se contiendraient soudain, finalement conscients d’attiser des aigreurs dont seule l’existence de témoins désintéressés les préserve…

Le comble étant qu’une société est précisément fondée sur des valeurs communes, lesquelles incluent, déjà habituellement, des écarts de conduite circonscrits par la dignité humaine. Malheureusement, la bousculade démographique et les nouvelles technologies ont constitué une association explosive : en décuplant l’audience, elles l’ont tirée vers le bas, de même qu’en médiatisant les surenchères bêtes et méchantes, elles les ont encouragées. Adultes, ados, célébrités ou inconnus ne se privent plus pour humilier ou mystifier, soit par écrans interposés, soit par-devant les foules – quand les ripostes des intéressés ne peuvent être que diluées, biaisées ou rapetissées par les mêmes vecteurs de communication, par l’omniprésence des témoins ou par la sacro-sainte liberté d’expression. Celle-ci n’étant que le mème popularisé de l’expression de la liberté – son ombre licencieuse, accessible au plus grand nombre, et n’intégrant pas, quant à elle, l’allégeance à la communauté humaine. Ce glissement sémantique-là est aujourd’hui définitivement consommé.

Dans le même temps, du fait de notre obsession à vouloir éradiquer à tout prix les éclats de voix et les représailles physiques, nous avons progressivement galvanisé l’avènement des mises en scène et des lâchetés. Et leur avons donné de tels moyens pour s’affirmer, qu’elles sont désormais en mesure de frapper à distance respectable.

 

Je reprends la première proposition de l’exemple cité plus haut, en lui ôtant cette fois le "plateau de télévision" : « ainsi, brûler un gros billet est forcément discutable, mais réalisable, puisque indolore et anecdotique ». La différence saute immédiatement aux yeux : dans le cercle privé – même élargi à quelques proches – ce que nous faisons, disons, écrivons ou dessinons reste confidentiel, dans la mesure où cela n’a pas de portée générale. L’expression de cette liberté ne s’adresse qu’à ceux qui nous ressemblent. Ici, des riches ou des débauchés, là des athées ou des agnostiques, voire des cyniques ou des racistes, qu’importe. N’est-il pas courant de constater, soit dit en passant, que les "meilleures" blagues racistes se font entre noirs ? Que le best of des plaisanteries misogynes se vocifère entre femmes ? Et ainsi de suite pour les arabes, les jambon-beurre ou les juifs ? Dans l’entre-soi, les barrières tombent d’autant plus facilement qu’il s’agit d’autodérision.

 

Toutefois, dès lors où nous diffusons intentionnellement nos actes, nos paroles, nos textes ou nos dessins à l’ensemble de la communauté humaine, alors nous initions une propagande. Dans le commerce, ça s’appelle de la publicité. Touchant la religion, ça s’appelle du prosélytisme, ou de l’évangélisation… Voici quelques synonymes de diffuser  : propager, généraliser, universaliser, accréditer.

Si, tout en biffant le "plateau de télévision", nous étudions la deuxième proposition de notre exemple – «  alors que perpétré parmi des indigents faisant la queue pour la soupe populaire... »nous voyons que seule la présence d’un public concerné peut engendrer une réaction spontanée, verbale et/ou physique. C’est alors exactement comme si nous accomplissions nos excès au milieu des bois, en rase campagne ou au fond d’une impasse : si quelque offensé a la possibilité de réagir directement, alors le fait divers se termine plutôt trivialement, avec des cris et des bosses, des injures et des coups de pieds aux fesses… Sans morts, puisque d’une part la réponse n’est pas préméditée, d’autre part elle détient cette propriété d’étancher le courroux sur-le-champ. Ce n’est autre qu’une loi du talion, improvisée parce qu’instantanée, à savoir dépourvue des moyens ainsi que du temps nécessaires à une exacte réciprocité.

Or la salubrité de ces vrais réflexes-là a été remplacée par l’obséquiosité des réactions convenables, lorsque celles-ci sont seulement possibles. D’où tant de fusillades vengeresses, de suicides solitaires et de crimes furtifs. En étouffant les saines ripostes, nous en avons engendré d’autres, quant à elles hystériques, désespérées ou perverses.

Parce qu’au risque de nous répéter, il y a pire que ridiculiser les valeurs d’un groupe en direct, par un acte ou un autre :

Ça signifie que nous dénions au public ordinaire visé toute immédiateté de ripostes – lesquelles seraient d’autant plus apaisantes qu’elles seraient infligées en public. Dès lors, nous faisons naître un autre genre de ripostes, moins spontanées, chez un autre genre de public, moins ordinaire...

 

Pour sûr, il était prévisible que nos semblables commencent à se bouffer le nez, quand chacun s’escrime à sortir du lot comme il peut. Il faut vendre, il faut publier, il faut s’enrichir, il faut se distinguer coûte que coûte, pour ne pas rester ce pauvre chose caché par des tas de pauvres trucs.

Nous assistons par conséquent à une sorte de "course-en-sac-cathodique", qui a depuis longtemps dépassé le stade du délire collectif : journalistes, inconnus et personnalités en tout genre tentent de se démarquer comme ils peuvent, et tant mieux si ça passionne la planète, et tant pis si ça mystifie la réalité. Scientifiques et amuseurs publics, faiseurs d’opinion, bouffons et bipolaires en phase maniaque, ils participent tous d’un spectacle destiné à exploser l’audimat. Au point que le superlatif est en mesure de passionner et que l'insulte, pour peu qu'elle soit périlleuse, peut désormais rendre riche.Un tantinet pute-molle, le spectateur balance de l’épouvante à l’euphorie, de l’adulation à la haine. Ne sachant pas trop si le recordman en absorption de saucisses est un surhomme, un crève-la-faim ou un gros porc, il s'enthousiasme sans trop savoir pourquoi, en pointant du doigt la liberté d'expression comme un morpion tirerait la langue à des adultes... Jusqu’à applaudir des soignants faisant simplement leur métier, comme on ovationnerait des super-héros en train de sauver l’humanité. Pute-molle est également de toutes les marches blanches, de toutes les chapelles. Pute-molle est légion.

Hélas, dans une telle logique d’escalade, ce sont les émotions qui font recette, promouvant moqueries et déclarations d’amour, autant qu’angoisses, tragédies et cadavres… Le niveau est tel, qu’à ce rythme il est certain que « chacun aura son quart d'heure de célébrité mondiale », prévenait déjà Andy. Et pendant que l’un parcourt la France sans les jambes, l’autre traverse la Manche sans les bras, « waouh, super… ! » fait pute-molle, sans se demander lequel du sponsor, de l'infirme ou de la chaîne télévisée a eu cette brillante idée. Tandis que la quantité de gus capables d'accomplir une prouesse ou une autre "sans cervelle" devient à ce point phénoménale, que le tout fusionne en un salmigondis tragi-comique.

Avec Internet, certaines séquences ne sont autre chose que des cas de maltraitance avérée : animal domestique costumé, plongé dans l'eau, chutant d'un meuble, mis en boîte… Idem pour les enfants, des vrais bébés humains que l'on destine à devenir la risée de tous sur la toile mondiale, tandis qu’on entend distinctement les géniteurs se bidonner derrière la caméra… regardez, c'est pas un enfant, c'est un charlot, une plaisanterie vivante, un authentique poisson d'avril !... Il y en a tant et plus, que pute-molle n'a qu'à cliquer au hasard pour se rendre complice d'une quelconque forme de sévices : Et maintenant, mesdames et messieurs, nous avons le plaisir de vous présenter Lardon-deux-mains-gauches dans une de ses innombrables pitreries ! Applaudissez bien fort et faites passer la vidéo au voisin, c'est gratuit !

Notre vernis social est tout simplement en train de s’effriter. L'humour est éclipsé par l'injure, la vérité par la mise en scène. Aujourd'hui, ces écarts de conduite sont devenus délictueux, innombrables et multiformes, ils ne servent plus seulement la foire, mais encore toutes formes de turpitudes – à savoir intoxications télévisuelles, endoctrinements en tout genre, maltraitances de tout poil.


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