De la névrose au djihad

par Bernard Dugué
vendredi 11 décembre 2015

La névrose n’empêche pas de voir la réalité et d’agir ou de se maîtriser. Elle produit du désagrément et des sentiments le plus souvent négatifs, ressentiments, obsessions, idées fixes. Mais le surmoi veille au grain et dicte la conduite. Le comportement névrotique n’a rien d’une hallucination ou d’un délire qu’on peut rencontrer chez des sujets psychotiques. Bien au contraire, le névrosé a parfaitement conscience de la réalité dans laquelle il vit mais il la vit comme un fardeau ou du moins avec des épisodes marqué par le déplaisir voire un certain malaise. Comme disait Desproges, le névrosé sait que deux plus deux égale quatre et ça l’emmerde sacrément, alors que le psychotique est persuadé que deux plus deux égale cinq et ça le rend heureux. J’ai employé à dessein le mot déplaisir. Car la névrose nous situe dans un conflit bien connu des psychanalystes et propre au sujet qui se trouve écartelé entre deux principes, celui de réalité et celui de plaisir. Cette réalité étant un ensemble de déterminations imposées dans l’existence. Les unes naturelles, les autres liées à la cohésion sociale et à la loi de la cité. Les unes proviennent de l’extérieur, comme par exemple le « temps qu’il fait ». Un ciel pluvieux ou nuageux peut agacer, sans pour autant engendrer une névrose. Les autres sont des normes intégrées et fonctionnant avec comme instance le surmoi.

En général, les névroses ont pour ressort le désir et bien souvent le désir narcissique. Le regard porté sur les autres suscite une forme d’envie nous ramenant à notre condition qui est alors appréhendée de manière négative. Il n’y a que deux options pour gérer une névrose. Soit prendre un comportement déviant. C’est le cas de la délinquance et de toutes les formes d’incivilités liées souvent au défoulement utilisé comme exutoire pour se débarrasser des désirs contrariés voire narcissiques. Mais ces solutions s’avèrent illusoires. Comme du reste la stratégie de contournement employée par les pervers narcissiques qui sont des névrosés plus profonds que la moyenne. La seconde option consiste à accepter les règles de l’existence. Et comme le dit si bien la formule, il faut se faire une raison. Le sujet n’a pas le choix. Il doit accepter le déplaisir dans certaines tâches ou situation de l’existence. Mais il peut aussi, avec un travail sur son psychisme, pratiquer une sorte de pragmatisme stoïcien en acceptant les inconvénients de l’existence. Mais aussi chasser les névroses fabriquées intempestivement avec les mécanismes de désir narcissique. La solution à la névrose repose bien souvent sur l’acceptation de soi. Avec la prise de conscience des conditions du réel et de notre liberté. Par exemple, au travail, on peut ne pas supporter son patron ou ses collègues ou encore le travail à effectuer mais on comprend que c’est un choix lié à la liberté et la responsabilité et qu’il faut accepter cette situation car en changer serait pire au final ou alors se résoudre à faire un grand changement dans sa vie comme nombre de personnes l’ont fait, en changeant de pays, de travail, d’employeur, de conjoint.

Maintenant, nous pouvons comprendre le passage de la névrose à la psychose. Ces traits du psychisme sont difficiles à cerner. On sait que l’individu psychotique est dans un déni de réalité. Il ne parvient pas à se forger une représentation accordée au monde et part dans un délire interprétatif comme dans la paranoïa ou un déni interprétatif comme dans la schizophrénie. Certains individus sont psychotiques depuis un âge jeune. D’autres acquièrent des traits psychotiques après avoir suivi un parcours « normal ». Et l’on se demande alors si parfois, le névrotique est tellement envahissant que le psychotique se met en place comme un système de défense. L’individu se sent agressé par le monde. Alors il se protège dans le déni de réalité mais quand l’inversion se produit, cette défense devient une attaque et c’est peut-être dans ce sens que l’on peut expliquer le passage vers un délire religieux qui ne se réduit pas à une seule confession puisque toutes les religions contemporaines se prêtent à des usages délirants. Que l’on soit islamiste « décomposé » ou témoin de Jéhovah ou fondamentaliste créationniste, le rapport au réel est falsifié.

Au sein de ces dérives religieuses, la plupart des individus sont plutôt dans des mouvances quiétistes. C’est le cas des salafistes, des catholiques traditionnistes, des juifs orthodoxes refusant de porter les armes, des témoins de Jéhovah, des amish. Mais quelques dérives sont agressives. On se souvient des attentats aux Etats-Unis perpétrés par des activistes d’obédience fondamentaliste mais une bonne part des attaques terroristes provient des activistes islamistes qui eux, se réclament d’un groupe se présentant comme un Etat sans en être vraiment.

La névrose caractérise l’état psychique d’une bonne partie de la population dans les pays avancés. Les causes de cette pandémie névrotique sont diverses et si ça trouve, la névrose est un état naturel de l’homme en société. La névrose c’est comme le cholestérol, il ne faut pas dépasser un certain seuil. Certes, l’âme humaine se prête avec son essence désirante aux dérives névrotiques mais on ne peut exonérer les médias de masse qui eux aussi, renforcent ce trait en diffusant des news et autres images qui excitent les gens, engendrant peurs, haines, émotions, envies.

On pourrait penser que le développement névrotique des sociétés est un fait moderne. Il n’en est rien. Les initiés à la philosophie antique savent que des écrits relatent ces mêmes faits, preuve s’il en est que l’âme désirante humaine est une constante à travers les temps. Mieux encore, le livre X de la République de Platon offre une analyse saisissante des processus « poétiques » déployés pour « enfumer » les masses et perturber le bon fonctionnement de la raison, ingrédient indispensable pour vivre en harmonie dans une société ordonnée. Platon condamne en fait l’imitation. A notre époque, l’information joue le rôle de l’imitation qui induit des leurres cognitifs dans les consciences. C’est le surmoi, instance raisonnable s’il en est, qui est affecté par ce flux d’images émotionnelles. D’où le fait névrotique qui semble servir de terrain au délire idéologique permettant de décerveler des jeunes privés d’un lien social convenable et en quête de sens pour se lancer un défi dans l’existence.

De la névrose occidentale au djihad. Ou à d’autres exutoires. Tel est le sort d’un certain nombre d’âmes qui ne parviennent pas à surmonter les névroses et finissent pas se perdre en chemin. D’autres ne se perdent pas mais n’ont jamais tenté quelque chose d’aventureux. Ils sont les derniers hommes du troupeau et vont là où le système les amène. Que reste-t-il de l’humanité ? Je n’en sais rien mais vous en savez peut-être un rayon ou juste quelques bribes.

Je ne crois pas avoir bien développé ce thème de la névrose mais je dois avouer que mon inspiration a des limites et que ce thème ne me passionne guère. Les questions métaphysiques et théologiques sont bien plus intéressantes.


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