De République à Nation, le Français et l’étranger

par Argoul
jeudi 26 octobre 2006

L’imaginaire colonial a construit socialement un « blanc » civilisé, moderne et raisonnable, opposé au « colonisé » irrationnel, imperméable à la modernité, enfermé dans des traditions arriérées. La colonisation n’a pas affecté que les pays musulmans, loin de là - mais c’est avec les pays musulmans que le contentieux de la République française est le plus lourd. La colonisation n’a pas obéi seulement à l’idéologie coloniale mais a été une constellation de réseaux sociaux, d’intérêts économiques, de désirs aventureux, moraux ou spirituels. La France particulièrement a eu à cœur de réaliser une « mission civilisatrice » qui opposait en quelque sorte la « religion séculière » issue des Lumières aux religions traditionnelles considérées comme « obscurantistes ». Il est vrai que l’islam n’a pas encore, comme le christianisme, réussi à séparer Dieu et César. Le musulman abdique sa liberté d’expression dans sa foi. Il reconnaît que Dieu existe, qu’Il a parlé au Prophète, et que son message est que l’homme doit lui obéir. L’islam contient à la fois une croyance qui règle les rapports de l’ici-bas et de l’au-delà, une idéologie politique qui régente la société des hommes, et une morale qui régente les mœurs des individus en collectivité. L’islam est totalisant, voire, s’il est appliqué fondamentalement, totalitaire. Tout comme le christianisme de Byzance ou le catholicisme de Cluny, le stalinisme ou le nazisme. Ce n’est pas mépris que dire cela : c’est énoncer un fait historique.

On ne juge point du passé à la morale du présent (bien que les députés français le laissent malheureusement croire) ; on ne juge du passé qu’en fonction du contexte passé. Et, comme il s’agit d’un temps définitivement révolu, la raison peut s’y appliquer avec le moins de passion possible. Ce n’est pas être historien que plaquer les sentiments du présent sur un passé lointain, au contraire : c’est être idéologue, inventer une image motrice pour agir sur la politique au présent, en bref mentir, faire croire, donner l’illusion du « comme si » - par pure démagogie. Ce n’est même pas de la politique, mais plutôt de la manipulation.

Or « la colonie et la métropole se sont construites l’une avec l’autre, et pas seulement l’une contre l’autre comme on voudrait nous le faire croire, et ce rêve a profondément modelé les pratiques culturelles et politiques des Français », écrit fort justement le trio Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès dans un petit livre de 2003 réédité en Poche Pluriel, La République coloniale. «  La République ne fut pas « bafouée », trahie, trompée aux colonies, elle y imposa, bien au contraire, son utopie régénératrice, l’utopie d’une République coloniale. » p.13 Ni indignation (qui n’est qu’une bonne conscience de la morale présente pour un passé définitif), ni remords (qui instrumente « la mémoire » au nom d’intérêts bien actuels, en «  droits » communautaires ou en espèces « réparatrices »), il s’agit plutôt de replacer la République dans son histoire, avec ses bons et ses mauvais moments. La structure ne se sépare point de ses serviteurs... La République française n’est pas née tout armée du cerveau enfiévré de quelques conventionnels, elle s’est construite pas à pas, avec essais et erreurs, bonnes intentions et infernales dérives, parfois. Il faut sortir la pensée du monde platonicien des Idées, qui enferme toute réflexion dans un « déjà créé » imaginaire. La réalité est ce que les hommes font avec les contraintes de leur temps et de leur milieu (notamment la nation), pas des rêves qu’il suffirait de mettre au jour en poussant les nuages.

La République a toujours été (et reste encore) une utopie en construction. L’esprit une fois libéré par les Lumières, les hommes font reposer la politique sur la loi. La loi s’oppose au « bon plaisir », le droit discuté, écrit, objectivé, s’oppose aux caprices fantasques d’un despote de droit divin (ou du plus fort). La loi est issue du libre débat entre gens éclairés et approuvée par les plus larges représentants de la société (parfois par tous les électeurs lors des référendums). Cette souveraineté du peuple qui se manifeste dans la loi ne peut être immédiate, car le peuple doit être éduqué pour s’exprimer comme un citoyen vraiment libre. D’où la priorité donnée à l’éducation par la politique républicaine, la véritable «  mission laïque », si forte durant les premières décennies de la IIIe République en France. Seule l’éducation peut former des citoyens véritablement « égaux », en droits certes, mais aussi en « moyens » : d’examiner, de réfléchir et de faire. Et l’on voit que cette succession logique d’idées républicaines forme une constellation qui peut fort bien aboutir à la colonisation. Celle-ci ne serait donc pas négation des principes républicains, mais une « dérive » partie de bonnes intentions (et condamnable), une réalisation différée de leur idéal : le droit libère, mais seuls ceux qui sont « éclairés » peuvent dire le droit ; en attendant qu’ils le soient, ce sont ceux-qui-savent qui les commandent - pour leur bien... Sommes-nous d’ailleurs sortis, dans la France monarchique et énarchique, de ce « modèle » de gouvernement ? Le processus de démocratisation a intégré progressivement paysans, ouvriers et femmes dans la République. Manquent les ratés de l’école, les exclus économique et les fils et petits-fils de colonisés.

Et c’est là que la Nation vient, en France particulièrement, interférer avec la République. La Révolution, unanimiste dans la « volonté générale », s’est toujours méfiée des « étrangers » : non pas initialement ceux qui ne sont ni blancs, ni chrétiens, ni francophones, mais tous ceux qui, par leurs particularités, ne manifestent pas la volonté claire « d’en être », menaçant ainsi l’ordre et l’harmonie de la communauté. Pas de «  multiculturalisme » en France, car l’étranger est autant un témoin des temps « d’avant » que d’un espace « ailleurs », donc doublement suspect pour le message révolutionnaire français « en avance » (ou «  progressiste »). L’impossible citoyen, de Sophie Wahnich, Albin Michel 1997, est une étude éclairante à cet égard. Les Français désirent l’unité nationale avant tout (le messianisme dans un seul pays), républicaine en second (cette fois à prétention universaliste). Le terme de « souveraineté du peuple » a cette ambiguïté. L’universalité se doit de rester avant tout française, elle est un idéal pour les étrangers qu’il faudra « convertir », mais repoussée dans le futur par l’abîme culturel, politique et religieux. « Les colons français sont donc à la fois les héritiers de Rome, de la chrétienté, des croisades et de la Révolution » (La République coloniale, p.88).

Ce pourquoi votre Europe est muette, serait-on tenté de dire. La gauche, héritière avouée de la République progressiste (et volontiers missionnaire), veut faire plier l’étranger à sa loi qui est forcément « bonne » puisqu’universelle. Les « souverainistes » sont dans la même veine. L’abîme libéral, pragmatique et chrétien-démocrate des autres Européens repousse ce moment dans un futur indéfini. Le « chacun chez soi » se veut la norme, en attendant que « le modèle français » s’impose de lui-même, comme si la France était encore cette première nation européenne par sa démographie et sa puissance, comme au XVIIIe siècle...

Ce pourquoi aussi bonne intégration ne saurait mentir. Les jacobins (aussi bien de droite que de gauche) ne sauraient « voir qu’une tête  », la seule puisqu’éclairée. L’abîme régionaliste, communautaire ou d’outre-mer repousse ce moment dans l’éternel futur. Le « creuset républicain » vise à formater les individus en « citoyens » égalisés dans la tête et par les mœurs (à défaut de l’être économiquement), pas à les accepter tels qu’ils sont.

On peut même se demander si, au fond, la France ne sera véritablement nationale et républicaine que lorsqu’il ne restera plus qu’un seul Gaulois, retranché dans un seul village « qui résiste encore et toujours à l’envahisseur ». Etranger, l’envahisseur, forcément étranger.


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