Décivilisation
par Orélien Péréol
lundi 2 mars 2020
Nous avons entamé fortement un processus de décivilisation. J’appelle civilisation la tentative difficile, quotidienne d’une part et millénaire de l’autre, de diminuer la violence entre les humains par le discours et le débat. Atteindre la vie des autres, directement (par les médias), abimer leurs biens, détruire leur travail, en nier la valeur, refuser que d’autres reconnaissent cette valeur, les empêcher d’aller où ils veulent de faire ce qu’ils veulent même si cela nous déplait, devient d’un usage fréquent, courant et légitimé. Dans peu de temps, semble-t-il, cela deviendra la norme.
Des écologistes ont tagué des magasins la nuit, écrivant des choses dans le genre : « quand on part, on éteint la lumière. » Qui sont-ils pour s’approprier le bien d’autrui, intimider, porter une accusation qui restera visible un certain temps forcément dans la journée qui suit ? Comment s’imaginent-ils plus que les gens qu’ils atteignent ainsi, leurs contemporains, leurs concitoyens ?
On voit ce type de comportement dans toute sorte de domaine. Des paysans sont attaqués par des groupes peu aimables parce qu’ils épandent des produits chimiques, des chasses à courre sont attaquées, des boucheries, des spectacles. Des hommes sont exclus de toute vie sociale parce que des femmes les accusent de comportements sexuels coupables à leurs yeux. Aucune instruction, aucune défense, l’accusatrice fait preuve, l’idée même de justice est reniée. La sexualité est le domaine où cette pratique de la rumeur et de la vengeance, de l’exclusion sociétale sans jugement, sans procès, est le plus fort ! Pour moi, la sexualité est le domaine de l’amour et doit le rester (ou le redevenir).
Je ne parle pas du contenu, que ce soit bien clair, je parle de cette démarche qui consiste à empêcher d’exister qui ne vous convient pas. Je précise que je n’aime pas la chasse à courre, qu’il faudrait diminuer les produits agricoles chimiques, (mais il faut aussi nourrir une grande masse d’humain, qui est là aussi parce ces produits chimiques ont augmenté considérablement les rendements de la terre, suivant ou précédant, permettant l’augmentation de la population) … etc.
La décivilisation est dans la valorisation absolue de la plainte, qui fonde le renoncement à l’échange d’arguments, à la pesée, à la balance. La décivilisation est dans l’extinction de toute critique, de tout doute devant la plainte (certaines plaintes en fait). La décivilisation est dans le pouvoir matériel, physique, que s’arroge certains groupes de brimer, voire de tuer comme dans les attentats de Charlie Hebdo, et au Bataclan ceux qui ne pense pas de la même façon qu’eux. La décivilisation est dans le fait que Polanski ne puisse se rendre à une cérémonie de remise des prix alors que son travail mérite de nombreux prix. La décivilisation est dans le fait qu’une collégienne Mila doive se cacher et être scolarisée en secret ailleurs que dans son lycée parce que des citoyens annoncent qu’ils lui feront du mal, la tueront, la violeront s’ils la trouvent. La décivilisation est dans le fait que ces menaces, qui ont déjà été mises à exécution dans d’autres moments et groupes sont « obéies » et qu’elles ne sont pas réellement condamnées, elles ne sont pas condamnées judiciairement par exemple. La décivilisation est dans le fait de croire ou de se comporter comme si l’on croyait que le mal sortait du comportement des humains, et que c’est en « contrôlant » le comportement des certains humains, en « contrôlant » les autres, comme s’ils n’étaient plus éligibles à la liberté et à l’entendement, qu’il faille les mener au bien par la force ; alors que les humains agissent dans un monde qui contient du bien et du mal. La décivilisation est dans le fait que des groupes se comportent comme s’ils estimaient avoir absolument raison, et que cette raison absolue leur donnait la permission de prendre le pouvoir sur toutes et sur tous.
Nous vivons un temps peut-être qui ne s’est jamais produit de la domination de certaines victimes triomphantes. Parce que tout le monde n’a pas accès à ce statut magnifique de victime qu’on voit partout, qu’on écoute, qu’on plaint, qu’on encense et à qui on obéit parce que lui faire plus de mal n’est pas possible. Nombre de victimes n’y ont pas accès.
Les vraies victimes ne sont pas plaintes. Les vraies victimes sont culpabilisées : « pourquoi on te l’a fait, à toi ? » Les victimes triomphantes, celles que nous avons en ce moment, sont des bourreaux, les victimes triomphantes ont le pouvoir et ce pouvoir est caché parce que tout le monde croit que le pouvoir est dans la force.
Les responsables des médias de masse ne doivent plus nourrir ce troll. Ce ne sont pas celles et ceux qui crient le plus fort qui ont le plus mal. Et même, celles et ceux qui ont tant de force pour crier montrent par la puissance de leurs cris qu’elles n’ont pas vraiment mal, sans quoi elles et ils s’occuperaient de leur souffrance et seraient empêchées par cette souffrance même.
La justice institutionnelle, le ministère de la justice, n’est vraiment pas parfait, mais il nous évite une violence pire qui est la violence de la vengeance. Nous devons porter le doute sur toute chose, et sur les déclarations de victimes. Nous devons porter le doute sur la notoriété qui n’est pas un gage de probité ni d’honnêteté. Nous devons voir que les victimes triomphantes qui dominent tout de leur présence et de leurs certitudes ont eu la notoriété avant. Nous devons reprendre confiance dans le débat, dans la loi. Aucune personne n’est supérieure aux autres, aucun groupe n’est supérieur aux autres et n’a le droit d’imposer son point de vue par la force physique. Il faut le proclamer haut et fort. Et l’appliquer.