Démoniaques ou visionnaires, les politiciens et les peuples ?
par Bernard Dugué
vendredi 27 mai 2011
Hermann Broch fut le témoin d’un monde qui bascula dans la tragédie et l’horreur, avec en plus son cortège de folies collectives, de manipulations des masses. De ces observations découlèrent ses réflexions inachevées sur les phénomènes collectifs. Dans Théorie de la folie des masses, Broch livre des analyses précises portant sur la psychologie des foules, tout en exposant divers projets visant à étudier ces phénomènes préjudiciable au développement tempéré et raisonné des sociétés occidentales. Y figure un chapitre où il jette les bases d’un institut consacré aux « recherches sur la psychologie politique et à l’étude des phénomènes de folie collective ». En 2011, nous ne sommes pas dans le même contexte historique mais la question des croyances collectives persiste et ne cessera jamais car si le phénomène disparaissait, c’est que l’humanité aurait elle aussi disparu. L’homme est un être psychique au vécu très complexe, fait de passions, pulsions, sentiments, émotions, l’ensemble entrelacé avec des déterminants produits par l’intelligence, rationalité, irrationnel, sens, jugement. Sans doute faudrait-il rectifier le tir et envisager un institut voué à l’étude des phénomènes irrationnels contemporains. Qu’il s’agisse des peurs irrationnelles, des fausses croyances, des dénis de réalité, des douces paranos comme on en trouve avec les complots inventés pour fournir des explications à des événements suscitant l’inquiétude ou le désarroi.
Selon Broch, plus une société s’enfonce dans un contexte engendrant une instabilité psychique, plus le sentiment d’une impasse et d’une inquiétude sans solution se répand, plus elle réclame l’avènement d’un chef susceptible de rassurer, de calmer les angoisses du moment. Ainsi, l’Histoire serait parsemée de chefs « produits » dans ces nombreuses époques d’incertitude ayant marqué le développement de l’Occident. On voit à peu près où nous amène Broch pour qui ces événements relèvent de la psycho-politique mais aussi du religieux. Les populations ont besoin de repères, de confiance, de « choses » permettant de les guider. A une époque, la division et lutte des classes servait d’orientation. Au 21ème siècle, aucune idéologie ne semble orienter un monde qui finit par s’en remettre à l’économie, la technique, l’hédonisme. Mais ce monde est tellement incertain et parsemé de craintes que la confiance se perd. En découle alors le besoin de figures providentielles comme DSK, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy ou Barack Obama.
Broch nous alerte sur la répartition de ces « chefs providentiels » en deux archétypes principaux. Premièrement, l’authentique sauveur religieux qui par sa connaissance éthique et rationnelle maintient l’humanité sur un gain en irrationalité et sur le plan spirituel, conduit cette humanité sur la voie de l’extase de la connaissance. Deuxièmement, le démagogue démoniaque guidant la masse, et non l’humanité, sur la voie de la perte en rationalité et de la satisfaction des pulsions, vers des formes d’extases archaïques et infantiles, en fixant le psychisme vers l’obsession sur la victoire et la pseudo-extase qui l’accompagne. Broch poursuit en précisant que le fondateur de religion devient par son action un symbole de l’extinction des angoisses tout en se soumettant à une raison divine (supérieure ?) dans laquelle il voit le ressort spirituel d’un bien suprême pour l’homme. A l’inverse, le magicien démoniaque utilise en virtuose les moyens de la raison ordinaire pour réaliser les valeurs du passé. Le fondateur visionnaire cherche l’idée éternelle de l’humanité, le démoniaque veut le succès de l’agression immédiate, il veut la victoire (page 29)
Jeu de mots : le démoniaque navigue entre agression et régression ; le visionnaire dirige la progression. Les propos de Broch sont fins et subtils mais leur application aux situations psycho-politiques contemporaines s’avère délicate, notamment avec l’usage du mot « religieux » qui, dans notre univers culturel laïcard et français, est plus connoté avec la régression. Mais ce défaut pourra être corrigé, en usant de la notion de chef spirituel ou de visionnaire, comme je me suis autorisé à le faire. Ce qui ne supprime pas un autre écueil, celui du manichéisme opposant un démoniaque tout noir à un visionnaire tout blanc. Les réalités humaines sont plus contrastées et mélangées mais les teintes claires ou sombres sont avérées, accessibles à l’entendement et nul ne niera que la figure du magicien démoniaque est incarnée par Hitler alors que l’incarnation du visionnaire pourrait se trouver chez un Lincoln ou pourquoi pas, un De Gaulle. Mais quoi qu’il advienne de ces personnages et du jugement qu’on porte, on devra garder à l’esprit qu’une subtile dialectique se passe et que ce sont les peuples, les sociétés, les situations historiques qui semblent sécréter les chefs et les personnages historiques, qu’ils soient visionnaires ou démoniaques. Une époque qui place Hitler au centre du pouvoir ne peut-être qu’une époque marquée par le démoniaque.
Les thèses de Broch résonnent étrangement à notre époque où l’on trouve cette quête d’hommes providentiels assez courante. La récente chute de DSK illustre aussi ce phénomène saisi par Broch mais renversé. Le chef déchu a plongé semble-t-il quelques-uns de l’état extatique, pénétré de dévotion, vers cette sorte de désarroi sentimental laissant transparaître quelques effets de panique. Pour s’en convaincre, remémorons-nous les réactions exacerbées d’un BHL prenant la défense de son ami du FMI en ânonnant un tissu d’arguments déplacés, ou d’un Manuel Valls offusqué, choqué par les attaques menées contre le futur chef de la France. Ou celles de nombreux Socialistes paniqués par la tenue des primaires, craignant qu’une fois le « thérapeute pseudo-religieux et rassembleur » DSK mis hors-jeu, les pulsions archaïques des ego n’altère un déroulement serein et policé des combats pour l’investiture présidentielle. Le PS n’a pas confiance en lui-même. Cela dit, l’état d’âme de quelques célébrités ne doit être pris pour reflet des sentiments de la majorité. Cet argument pouvant s’avérer malicieux car orientant la réflexion non plus sur la folie des masses mais sur le marasme des élites en état de décomposition spirituelle, hypothèse à laquelle aurait volontiers souscrit un Lasch qui dès les années 1980, avait pointé ce déclin des « élites américaines » sous l’emprise d’une « addiction narcissique ». Le reflet de sa propre image. Dans image il y a magie et magiciens. Qui ne sont pas tous forcément des chefs politiques démoniaques, mais bon, la suggestion est exposée, même si elle ne vaut pas démonstration.
La dualité entre magiciens et visionnaires est riche de sens, bien plus que ne laissent pressentir ces écrits déjà si fulgurants de Broch. Le magicien opère sur des réalités sans forcément les transformer. Son action relève plus du jeu, de la manipulation, du transfert, de la technique. Le culte et d’usage préconisé de la Raison pendant les Lumières se place pour une partie dans le sillon des pratiques magiques hérités de l’alchimie médiévale puis de la Renaissance. La raison possède un double usage, à la fois dans le champ spirituel et cognitif où elle permet d’organiser l’entendement, mais aussi dans le champ opératoire des savoirs-faires où elle offre un moyen d’agir sur les choses, se liant avec les techniques, matérielles ou anthropiques. Voilà pourquoi Broch faisait du démoniaque contemporain non pas un magicien à l’ancienne mais un utilisateur doué de la rationalité. Le magicien relève plus de la figure du joueur, celui qui exécute des coups, manigance des situations pour gagner, sait déplacer les machines et les hommes au service de son propre jeu dont la finalité est évidente : gagner ! En ce sens, les tactiques déployées par la fondation Terra Nova, visant à cibler les électeurs de gauche selon leur statut social, relèvent du principe opératoire et rationnel de la disposition des éléments, ce principe même qui a été mis en œuvre par Nicolas Sarkozy pour gagner et gouverner en jouant des hommes politiques comme autant de pièce d’un jeu de lego, avec un jeu de mot, puisqu’il s’agit d’un jeu de l’ego, celui du président qui veut gagner.
L’homme étant un « être joué » sur terre, on ne s’étonnera pas qu’il passe son temps à jouer, ou du moins à transposer le principe du jeu dans ses activités dont la finalité est de gagner. Dans la société contemporaine, le matérialisme ambiant pousse les individus vers le jeu. Mais on sait bien que le jeu n’éteint pas les angoisses. Dans les années 1930, quelques politiciens ont entraîné les peuples dans un jeu démoniaque, alors qu’au 21ème siècle, ce ne sont pas tant les peuples que les individus qui se prêtent gentiment à ces jeux alors que les figures politiques continuent à relever de la figure du magicien. Le visionnaire, qu’il soit chef spirituel politique ou citoyen sur le chemin, délaisse la toute-puissance du jeu pour gagner en connaissance, en éthique, en raison supérieure. Le résultat anthropologique issu du schème des voyageurs se place dans la pensée comme un gain éthique, esthétique et intellectique. L’homme en ressort grandi, avec une vision élargie, moins porté sur l’extase du jeu, la magie des choses matérielles et des manœuvres politiciennes. Il est pénétré, comme le suggère Broch, par une extase cognitive, gnostique. Il comprend avec clarté le sens de l’existence, saisit l’altérité avec une empathie cognitive, capte l’esthétique et le bien des choses. Ce descriptif étant valable pour n’importe quel homme et donc, pour un chef politique, on se demandera si les Sarkozy, DSK, Hulot, Copé, Cohn-Bendit, BHL, répondent au type visionnaire ou bien ressemblent par certains traits au type démoniaque.
L’un des principes du jeu démoniaque, c’est de se servir de l’autre, adversaire ou complice, de le connaître à la dimension des données nécessaires pour l’impliquer dans le jeu. A l’opposé, le voyageur s’imprègne du monde, transmet ses connaissances en ouvrant les consciences. Sans tomber dans la facilité, on pourra ranger Mitterrand du côté des voyageurs et Sarkozy parmi les joueurs, non sans préciser qu’en règle générale, les deux aspects se combinent dans un personnage, avec néanmoins une dominante qui ressort. Une société dans son ensemble peut s’orienter vers le schéma du jeu démoniaque ou à l’inverse, vers un éveil spirituel, religieux et gnostique. Le peuple sait être visionnaire ou à défaut, se laisser porter par les élans visionnaires des voyageurs. En d’autres circonstances, il se vautre dans les pulsions archaïques, comme ce fut le cas dans les années 1930 et pas seulement en Allemagne. En 2010, le portait est contrasté, avec des forces ludiques bien présentes, pour preuve le succès des jeux vidéo ou bien les fantasmes de toute puissance juvénile véhiculées ou plutôt révélées par le succès des volumes d’Harry Potter. Alors qu’en haut lieu, quelques politiciens, de DSK à Sarkozy, prêtent également leur âme au fantasme de la toute puissance, que ce soit au FMI ou en Libye.
Le « magicien et joueur démoniaque » joue sur le collapse de l’énergie spirituelle, qu’il oriente en la dilapidant vers les bas sentiments et les émotions face aux images et aux événements. Il façonne l’encarnation, ce dispositif qui lui permet de dévorer le monde en jouant avec les âmes, en les soumettant à sa merci, ses désirs. Le « visionnaire et voyageur » parie sur l’incarnation, qui enrichit et irradie le monde, ouvre les consciences, fait sauter les œillères. Use-t-il de l’énergie du mystère qui relève aussi du mystère de l’énergie ? En fin de compte, tout ne serait-il pas désir et tout désir ne serait-il pas une qualité d’énergie, et toute relation un échange d’énergie qui, l’énergie étant la forme, se décline alors comme communication, information, communion… l’ensemble produisant, au fil du temps, transformations, métamorphoses et transfigurations ?
On se demandera enfin si le peuple est vraiment entre les mains de chefs démoniaques ou si dans une certaine mesure, ce chef magicien n’est pas produit de manière impersonnelle avec la complicité des individus par le système des médias émotionnels et des jeux technologiques. Le sujet s’oublie et se dissout dans le jeu, dans le beat d’une techno-musique, avec ces corps désincarnés se déhanchant sur une musique de David Guetta, le regard obnubilé sur leur I-phone, l’esprit figé sur une liste d’amis facebookés, le destin abîmé face à l’éternité. Le marché ensorcelle les âmes consuméristes qui consomment, certes, mais aussi consument leur âme et leur énergie spirituelle. Le consumérisme (consumisme) est l’allégorie de l’incendie d’un Reichstag symbolique représentant le Parlement des citoyens du monde aptes à prendre leur destin en main et unir leur conditions de voyageurs pour un monde qu’ils façonnent selon leurs souhaits raisonnés et éclairés. La philosophie du 21ème siècle sera un exorcisme, capable de faire sortir le démoniaque consumériste et l’ensorcellement magique et médiatique des sujets en devenir !