Des manifs pour rien ?

par Chem ASSAYAG
vendredi 24 septembre 2010

Le paysage syndical en France a notamment trois caractéristiques : il est peu représentatif, faible et divisé. La grande journée de manifestation – et de grève - unitaire est donc, en général, une façon détournée de masquer cette réalité. En ce sens elle est une figure de style. Cela n’enlève rien au caractère légitime des manifestations mais cela leur confère aussi un enjeu qui n’est pas seulement celui du rapport de forces avec le pouvoir. On peut malheureusement penser que dans le cadre des manifestations contre la réforme des retraites, comme celles du 23 septembre, cette fonction de « dissimulation du réel » prend le pas sur la dimension contestataire et/ou de proposition.

Un pouvoir inflexible

Dès le départ le gouvernement avait annoncé la couleur : il n’y aurait pas de négociations mais simplement des consultations avec les syndicats sur la réforme des retraites. Sur ce sujet il avait joué cartes sur table. Dès lors la possibilité de réellement infléchir les choix gouvernementaux – qui avait été arrêtés bien en amont – était quasi nulle et ne pouvait porter que sur des aspects symboliques et marginaux. En acceptant ce présupposé et en acceptant de rentrer dans le jeu du pouvoir en participant à ces consultations les syndicats avaient en quelques sorte déjà perdu la bataille. Face à un gouvernement qui ne connaît que l’épreuve et le rapport de force le combat était dès lors biaisé ; il ne fallait donc pas l’accepter dans ces termes.

La manifestation comme seul outil

En misant sur les manifestations comme seul outil de pression sur le gouvernement les syndicats ont alors fait une autre erreur. En effet ils continuent à vivre dans une espèce de mythe de la manifestation victorieuse (voir le conflit de 1995, ou la contestation contre le CPE) alors que leur efficacité ne fait que décliner. Oui, le rendement marginal de la manifestation ne fait que décroître dans le paysage social français.

A cela plusieurs raisons : en maintenant le principe de manifestations en semaine elles ne continuent de mobiliser que les fonctionnaires ou les employés du secteur parapublic en excluant presque de facto les employés du secteur privé. Dès lors il est très facile d’accoler à ces manifestations l’image de mouvements servant uniquement les avantages des plus protégés puisqu’ils en sont les seuls acteurs. En outre ces manifestations et grèves ont un caractère pénalisant pour de très nombreux usagers, qui à la longue, même en ayant de la sympathie pour elles, en voient surtout les aspects négatifs (pas de transports, problèmes de garde des enfants…). Enfin l’absence tangible de résultats sur le cours des évènements ne peut que démotiver les troupes et les sympathisants et casser toute dynamique.

Comme en même temps le gouvernement ne cédera pas – il en a fait un principe – les manifestations tendent à devenir purement formelles, comme le sont devenues les batailles de chiffres surréalistes entre la police et les syndicats sur le nombre de manifestants ; on fait de jolis cortèges, on chante de beaux slogans, et les patrons des centrales parlent au journal de 20h. Le Premier Ministre fait alors un communiqué de presse soulignant que « le gouvernement ne cédera pas sous la pression de la rue », dans le cas où les manifestations sont considérées comme un succès, ou mettra en avant l’essoufflement du mouvement et donc la faible adhésion des Français aux slogans syndicaux dans le cas contraire. Il s’agit alors systématiquement d’un jeu perdant (syndicats) – gagnant (gouvernement).

Quelle réforme ?

Les syndicats ont par ailleurs commis une autre erreur : leur opposition à la réforme paraît caricaturale. La réforme est mauvaise, on est contre. Aucune proposition majeure et commune n’a émergé sur le sujet. Les syndicats avancent en ordre dispersé, dans une logique de défense prioritaire de leurs propres adhérents. Dès lors il semble que les sujets de la pénibilité et celui des carrières longues soient les seuls sur lesquels ils se battent en formulant des propositions et des arguments. Bien entendu ces sujets sont importants mais ne sont pas centraux dans la réforme en cours. On aurait aimé entendre des contre-propositions fortes sur l’individualisation des parcours et des retraites, la prise en compte globale des disparités d’espérance de vie, la contribution des retraités à l’effort général… Le syndicalisme français montre malheureusement une nouvelle fois sa faible capacité de proposition ou en tout cas de médiatisation de son discours.

Et demain ?

Comme je l’ai indiqué plus haut ce gouvernement ne réagit que dans un contexte de rapport de forces : il faut donc montrer ses muscles en étant pragmatique, innovant et fédérateur. J’évoquerai ici quelques pistes :

la vraie manifestation nationale : ici ou là certains ont avancé l’idée stimulante de manifestations le week end. Elles permettraient de mobiliser bien au delà du cercle habituel des bataillons syndicaux et montrerait l’étendue du rejet de la réforme dans sa version actuelle. Bien entendu cela change les habitudes des centrales mais entre la tradition qui ne bouscule plus rien et la nouveauté qui a une chance de réussir le choix est rapide…

l’utilisation des moyens électroniques de communication : si un ou deux millions de personnes sont dans la rue – ce qui suppose un réel effort de leur part – on peut supposer que ces mêmes personnes sont susceptibles d’envoyer un email. Il suffirait que les syndicats s’entendent sur un texte simple et clair que l’ensemble des manifestants, auxquelles toutes les personnes hostiles à la réforme s’ajouteraient, enverraient à la Présidence de la République, au Ministre du Travail, et aux députés et sénateurs UMP de leur circonscription - le débat ayant été escamoté à l’Assemblée Nationale - pour que cela crée une action d’envergure. Plusieurs millions de mails envoyés en quelques jours auraient surement un effet intéressant..

l’élaboration d’une contre-réforme : l’opposition, l’ensemble des syndicats, les associations concernées, et tous ceux qui souhaitent s’y associer devraient organiser des Etats Généraux de la Retraite où un vrai débat aurait lieu, sans tabous ni présupposés. On discuterait alors vraiment de toutes les options existantes : augmentation de la durée de cotisation, report de l’âge légal, baisse du niveau des pensions, fiscalisation des retraités, individualisation des pensions, différenciation en fonction des types d’emploi, hausse des cotisations, taxes sur la capital, emploi effectif des seniors…et on se mettrait d’accord sur des solutions à mettre en oeuvre sur la durée. En faisant cela on préparerait (enfin) l’avenir.

En conclusion, et en prenant le risque d’être démenti dans les prochains jours, on peut penser que ces manifestations n’auront pas servi à grand-chose d’un point de vue concret ; on peut même formuler l’hypothèse un peu dérangeante qu’elles rentrent parfaitement dans le jeu du pouvoir tant elles sont prévisibles dans leur contenu et leurs effets, avec notamment quelques annonces cosmétiques pour montrer que ce gouvernement n’est pas sourd à la protestation de la rue.

Il reste ici et maintenant à imaginer de nouvelles formes pratiques et efficaces de contestation pour les syndicats.


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