Didier Raoult : bouc émissaire, diable ou non‑sujet ?

par LATOUILLE
samedi 5 septembre 2020

On ne peut pas à la fois dire que « l’affaire Didier Raoult » est un non‑sujet et alimenter la controverse comme l’ont fait Sarkosy et Onfray récemment. Si l’affaire Raoult est un non‑sujet à quoi bon en parler. Toutefois, si cette affaire est un non‑sujet sociétal et sans aucun doute un non‑sujet scientifique, elle est un sujet médiatique donc, en ce sens, elle devient un sujet de société dont il faut parler. Parler d’un sujet de société nécessite de le mettre à distance et de la passer au crible de concepts sociologiques, philosophiques, psychologiques, etc.

On s’attend à ce que tout scientifique, plus encore le philosophe, soit un sage qui sait prendre du temps pour réfléchir à propos d’un sujet, sache ne pas réagir à vif. La médiatisation à outrance de tout fait de société et le besoin pour chacun de conserver sa place sur l’Olympe amènent à parler vite, sans recul, sans analyse contradictoire. L’enjeu est le maintien voire le renforcement de sa notoriété : garder son capital électoral lorsqu’on est un politicien, conserver son capital éditorial et son potentiel de vente quand on est auteur de livres. Ainsi va la vie moderne et l’affaire Raoult, non‑sujet sociétal, est rapidement devenue un sujet médiatique qui, comme souvent, s’est transformé en objet médiatique. Dès lors les médias se passent l’objet médiatique les uns aux autres, comme un ballon ; cette chose devenue visqueuse, informe, gluante, c’est à qui en parlera les plus avec une surenchère de renseignements, d’informations et de témoignages nouveaux. Il faut pour les journaux comme pour tout un chacun conserver et accroître sa notoriété ; là, par essence, pas de recul, pas d’analyse contradictoire : des faits, rien que des faits essence du journalisme. Les témoignages de scientifiques livrés dans le feu de l’action n’ont pas valeur d’analyse contradictoire, d’autant moins que les divergences entre deux scientifiques ne sont jamais exprimées dans un débat mais sont accolées dans un espace‑temps que seuls l’agenda médiatique et la pratique journalistique définissent.

C’est dans ce cadre et ce contexte (je ne rentrerai pas ici dans le débat épistémologique à propos de ces mots et concepts) qu’arrivent la parole du scientifique, ici le médecin, obligé de témoigner sous peine d’être relégué dans l’incompétence, celle du politicien sommé de s’exprimer en tant qu’il disposerait de la solution au problème, et celle du philosophe, plus généralement de l’intellectuel, de qui on attend des éléments pour comprendre la situation humaine et sociale. On ne sera pas sans remarquer que chacun s’exprime indépendamment de l’autre, pas de débat, et le public est mis en devoir de construire sa connaissance, donc sa compréhension, du sujet devenu objet médiatique où médiatique est pris dans une acception très large c’est-à-dire en englobant le récepteur de l’information comme support médiatique notamment lors de conversation. Comment chacun s’approprie et métabolise les propos de Didier Raoult, de ceux qui le soutiennent et de ceux qui apportent de la contradiction (scientifique, médicale ou d’une autre nature) ? Le public se forge moins des connaissances qu’il ne se forge une opinion dans un vaste mouvement de doxa. C’est là qu’un non‑sujet sociétal devient un vrai sujet de société que les scientifiques (sociologues, historiens, etc.) ne manqueront pas d’analyser, mais plus tard. Pour l’heure, gare aux mots !

Nicolas Sarkosy a sans doute raison quand il déclare que l’affaire Raoult est un non‑sujet ‑ encore faudrait-il préciser sa pensée et ses définitions des choses — mais a‑t‑il raison lorsqu’il parle de bouc émissaire ? Le concept anthropologique de bouc émissaire élaboré par René Girard dépasse l’individu pour s’intéresser à la représentation qu’il s’agisse d’une personne, d’un symbole ou d’un groupe. Cette représentation construite par la société à une fonction et un rôle bien cernés : l’expulsion de la violence inhérente, consubstantielle à toute société humaine. Puisque nous ne pouvons pas faire obstacle à la violence en l’affrontant directement, par une sorte de mimétisme, nous en déléguons la responsabilité, la faute à un Autre (individu ou groupe), la mort du bouc émissaire ayant vocation à pacifier le groupe sans le mettre en danger ; René Girard disait que le bouc émissaire permet de transformer « tous contre tous » en « tous contre un ». C’est que fait Nicolas Sarkosy a souvent fait mais plus particulièrement à Grenoble le 30 juillet 2010 en désignant nommément un groupe de personnes, les Roms, pour la seule raison de leur origine géographique et de leur mode de vie, comme étant les seuls responsables des désordres que connaissait la région grenobloise. C’est ce que fait l’actuel ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin lorsqu’il parle d’une France qui s’ensauvage en désignant une population particulière. Il faut alors s’interroger sur cette pratique politique du bouc émissaire qui pourrait bien être aussi une stratégie visant à masquer l’impuissance et l’échec des politiciens, et c’est tellement plus commode que de chercher et d’analyser les causes d’une situation sociale. Dans cette ligne je ne pense pas que le concept de bouc émissaire puisse s’appliquer à Didier Raoult, je le vois plutôt en position d’exutoire des insuffisances politiques et comme objet « vendeur » pour la presse. Dans l’absence de mise en perspective des propos de Didier Raoult au moment de la pandémie de la COViD19, l’affaire Raoult n’a rien du bouc émissaire qui a une fonction symbolique et sociale forte visant à apaiser le cercle des Hommes, elle relève d’autre chose, d’un autre processus, d’un autre objectif.

Là, la scène s’est jouée à trois acteurs : Didier Raoult avec ses déclarations et ses articles à propos de l’usage de l’hydroxychloroquine, les médecins qui dénonçaient une erreur, ou un manque de rigueur scientifique ou une supercherie scientifique, et les politiciens. Le public n’étant que spectateur d’une mise en scène élaborée et orchestrée par les journalistes. À aucun moment le problème a été posé, ne parlons même pas de « bien posé », c’est-à-dire de poser les questions plutôt que de répondre trop rapidement. Les acteurs sont entrés dans un psychodrame et n’ont traité l’affaire de l’hydroxychloroquine que dans une espèce de doxa où la personnalité de Didier Raoult, de son fait comme de celui de ses adversaires et de ses soutiens, était devenue le seul sujet. Si les politiciens, Estrosi, Muselier et surtout Macron étaient demeurés à leur place et ne s’étaient pas mêlés de porter un jugement sur la qualité des travaux de Didier Raoult l’affaire n’aurait pas émergée ou se serait éteinte parce qu’elle serait restée dans « le foyer du monde médical et scientifique ». Le déplacement d’Emmanuel Macron, en tant qu’il est encore président de la République, chef de l’État, dans le laboratoire de Didier Raoult a donné à cette affaire une dimension politique donc sociale. Peut-être qu’à partir de cette visite nous pourrions envisager la transformation de l’affaire Raoult d’exutoire des échecs politiques en bouc émissaire. Ça n’est pas certain qu’il en soit ainsi parce que personne dans la société, ni dans le monde médical et pas non plus chez les politiciens, n’a vu Didier Raoult comme pouvant être celui par qui le malheur de la pandémie était advenu, ni même comme celui porteur de l’échec du traitement de la violence sociale engendrée par la pandémie, pas même celui qui aurait empêché l’apparition d’un traitement.

Didier Raoult n’est pas un bouc émissaire contrairement à ce que voudrait faire croire certains, sans doute pour eux‑mêmes se dédouaner de leurs errements dans cette affaire et de leur insuffisance dans la gestion de la pandémie. S’agirait‑il alors d’un quasi‑mécanisme de défense névrotique proche du refoulement et permettant de rejeter vers l’extérieur de soi la responsabilité de son « insuffisance ». Ainsi, faire porter à Didier Raoult l’étiquette de bouc émissaire permettrait de détourner le regard du public. On voit donc s’amorcer une stratégie de communication politique qui n’a rien de nouveau ; elle se situe vraisemblablement dans ce que Léon Poliakov décrivait dans son ouvrage La Causalité Diabolique où il expliquait que la figure du diable, loin de n’appartenir qu’au passé, est toujours très présente et vraisemblablement nécessaire tant à la société qu’aux gouvernants pour expliquer des évènements, des crises sociales comme les crises économiques. La causalité diabolique semble se substituer de plus en plus à la causalité rationnelle. C’est dans une causalité qui se voudrait dédiabolisante qu’œuvrent les « soutiens » véhiculant sans discernement des thèses infondées et refusant de prendre en compte l’inévitable complexité de tout ce qui est humain et sociétal. De nos jours on aime ce qui est simple, presque une adoration pour la simplicité biblique comme l’est le bouc émissaire. Est-ce qu’en appeler au bouc émissaire pour défendre Didier Raoult ne risque‑t‑il pas de réellement en faire, aux yeux du public, un bouc émissaire porteur des fautes originelles ?

C’est là qu’il m’apparaît que Michel Onfray, vu sur BFM-TV vendredi 4 septembre 2020, se trompe, non pas dans son acharnement à défendre Didier Raoult, mais dans la façon bien peu rationnelle avec laquelle il le fait. Bien sûr loin de moi l’idée qu’il ne devrait pas le faire, libre à lui de donner une opinion sur l’affaire Raoult, mais encore faut-il le faire au‑delà de l’émotion et dans une rationalité absolue en sortant de la rhétorique des idées convenues, des incantations rassurantes et autres facilités intellectuelles, autant de choses « caractérisant, majoritairement, avec toutefois de notables exceptions, la médiocrité de la « médiacratie »  », comme l’expliquait Michel Maffesoli[1]. On peut, sociologue ou philosophe, homme avant tout, prendre parti pour tel ou tel. Michel Onfray peut prendre parti pour Didier Raoult, mais la partie « philosophe » de Michel Onfray, si elle peut expliquer certains aspects du vivant, de l’humanité et de la société (c’est une question fondamentale de la philosophie) ne peut pas dire la science ou la médecine sauf à être, comme Georges Canguilhem par exemple, médecin et philosophe. D’ailleurs un médecin qui n’aurait plus d’exercice régulier de la clinique serait‑il encore un médecin ? Chaque science, chaque art, chaque métier sont une union intime entre des savoirs et des pratiques ce qui entraîne que celui qui ne pratique pas reste dans une sorte de virtualité éloignée du réel. Chaque science, chaque art, chaque métier possède des processus techniques et des modes de penser qui lui sont propre ; on ne peut pas professer — au sens de faire profession — avec des processus étrangers à une science, à un art, à un métier donnés. Ainsi, l’épistémologie n’est ni la science ni la médecine. Qu’un philosophe talentueux comme Michel Onfray utilise ses savoirs et ses processus rhétoriques spécifiques à la philosophie pour comprendre l’affaire Raoult se conçoit, mais qu’il use de la posture du philosophe pour dire, dans des incantations qui se veulent rassurantes, que Didier Raoult avait raison dans son expérience thérapeutique avec l’hydroxychliroquine, ou dans une incroyable facilité intellectuelle que son expérience singulière de malade qui n’était pas malade suffirait à valider l’expérience thérapeutique de Didier Raoult, se rapprochent d’une imposture intellectuelle. Dire que parce que Didier Raoult aurait été « nobélisable », ce qui reste à prouver, et même s’il a eu le grand-prix de l’INSERM en 2010, ce qui est vrai, ne suffit pas à le protéger de faire des erreurs et ne garantit pas non plus une honnêteté scientifique à toute épreuve. Ce faisant, et de la façon dont il le fait, en quoi Michel Onfray aide‑t‑il Didier Raoult ?

Didier Raoult n’est pas un bouc émissaire pas plus que l’affaire Raoult ne l’est, mais à trop vouloir le dédiaboliser en dehors de toute rationalité on risque bien de créer un bouc émissaire. Trois choses apparaissent surtout dans cette affaire Raoult : une fois encore l’absence d’éthique dans les médias, le manque d’humilité chez les médecins et chez les politiciens une incapacité totale à reconnaître leurs échecs et leurs incapacités même si ceux‑là sont involontaires. Tout cela manifeste d’un incroyable mépris à l’égard des citoyens, des gens.


[1] Michel Maffesoli, in Le bouc émissaire, collection Pollen Maçonnique, édition Conform, 2015.


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