Doit-on obligatoirement aimer ses enfants ?

par Georges Yang
mercredi 10 mars 2010

Il existe un tabou dont on parle peu, bien moins en tout cas que de celui de l’inceste, c’est celui de ne pas aimer ses propres enfants, et pourtant, il n’est même pas illégal. Attention, il ne s’agit pas là de maltraitance ou de sévices, mais du fait de n’éprouver aucun plaisir, aucune satisfaction en compagnie de ses enfants, voire même de les considérer comme une charge et un désagrément. Ceux qui disent ne pas aimer les enfants sont le plus souvent regardés d’un air torve par ceux qui en ont, surtout quand il s’agit d’une femme qui professe ce point de vue. L’opinion parle alors d’égocentrisme, de manque de maturité, de carence d’affectivité, pour ne pas dire de propos tenus en l’air par quelqu’un qui ne sait pas de quoi il parle. A ce genre d’affirmation, il est de bon ton de conclure par un péremptoire : « Tu verras, quand tu auras les tiens ! ». Mais celui ou surtout celle qui oserait dire qu’il n’aime pas ses propres gosses, verrait s’arrondir les yeux de stupéfaction. La société n’est pas prête à entendre ce genre de propos, et ressent ce genre d’affirmation avec le même effarement que face à ceux qui diraient qu’ils fréquentent régulièrement les travestis, sont sexuellement attirés par les enfants, battent régulièrement leur épouse, ou qu’ils attaquent des vieilles au marteau pour les dépouiller.
 
Et la réaction est universelle, il n’y a pas d’exception culturelle sauf en cas de famine chronique, [1]celui qui n’aime pas ses enfants est considéré comme un anormal, même s’il ne les maltraite pas. Or, il est totalement possible dans l’absolu d’assumer à plein ses obligations d’éducation et de soin envers sa progéniture, sans en concevoir le moindre plaisir et sans véritablement ressentir d’affection, d’intérêt ou d’attrait pour ses enfants. Ne pas éprouver de sentiment fort vis-à-vis de sa descendance ne signifie pas pour autant qu’on éprouve de la haine mais plutôt, du désintérêt, de l’ennui et un manque d’enthousiasme. Car celui ou celle qui n’aime pas ses enfants, ne finit pas obligatoirement en première page d’un fait divers sordide. A l’inverse, les pires tortionnaires, s’ils déclarent pour se disculper, s’être énervés, avoir eu un coup de folie, avoir pété les plombs, n’avouent qu’exceptionnellement qu’ils détestent leurs gosses. Ils peuvent même rendre l’enfant responsable des sévices qu’ils ont infligés par le comportement de la victime, mais ont du mal à avouer qu’ils exècrent leur souffre-douleur.
 
Le comique américain W C Fields, disait : « Celui qui déteste les enfants et les chiens, ne peut être totalement mauvais », beaucoup l’ont pris comme un mot, un trait d’humour, mais qu’en est-il dans la réalité ?
On peut détester ses parents, qui quelquefois ont été odieux, brutaux, inexistants, on peut en avoir honte, surtout quand on change de classe sociale. On peut dire que l’on n’a pas choisi de naitre et que les obligations parentales sont un devoir auquel, nul ne devrait échapper. On choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille. Par contre, avec la possibilité de la contraception et de l’avortement, les enfants d’aujourd’hui, du moins dans la société occidentale, sont voulus et désirés le plus souvent. Mais vouloir avoir des enfants, ne veut pas dire obligatoirement aimer les enfants. Alors, qu’en est-il des sentiments ?
Comme dit plus haut, il existe des célibataires endurcis qui n’ont pas envie de s’encombrer d’une famille et de gosses braillards, quémandeurs et brise-fer. Certaines femmes le disent quand elles sont très jeunes, mais elles persistent exceptionnellement après trente ans. Et quasiment tous ceux qui avaient horreur des gosses rentrent dans le rang au premier vagissement d’un lardon. Restent quelques irréductibles qui considèrent leurs gamins comme une contrainte, un boulet, au mieux comme un inconvénient. Mais la plupart du temps, ils restent muets sur le thème, surtout quand il s’agit de femmes.
Toutefois ce qui est intéressant à analyser, c’est pourquoi certains qui élèvent apparemment normalement des enfants sans aucune carence apparente, puissent ne pas les aimer. Et pourquoi une telle déclaration met mal à l’aise les autres parents, si ce n’est l’ensemble de la population. Alors que ceux qui ont leur progéniture aux lèvres à chaque conversation ne sont pas forcement de bons pédagogues et des parents sans reproche.
Reprenons point par point les raisons qui pourraient être données si un minimum de franchise existait dans le dialogue entre individus.
- Un enfant ça coûte cher et si on est un parent responsable, on doit se priver d’escapades, de belle bagnole, de bijoux, de grand restaurant, c’est donc un luxe de riche. Mais ce n’est pas et de loin la raison principale. Malgré tout, quand on se paye un écran plat avec le montant des allocs, on à beau bramer son amour pour les gosses, on reste dans le pur paradoxe.
- Les grossesses déforment souvent les femmes, ça fait tomber les seins, prendre du poids et des vergetures. Et quand on est subjuguée par sa propre image corporelle, cela doit être pénible de sentir quelque chose qui vous pousse dans le ventre.
- Un gosse ça braille, ça couine pour un oui ou pour un non, les couches, même jetables, c’est loin d’être un plaisir et être réveiller toute la nuit par un bébé n’a rien de particulièrement plaisant, surtout quand on travaille le lendemain !
- Les dessins atroces de l’école maternelle qu’il faut afficher dans la cuisine sont une atteinte à l’art et au bon goût et une insulte à l’esthétique, de même que les affreux cadeaux de Fête des Mères réalisés en classe sous la houlette d’institutrices sadiques.
- Rien de plus niais et roboratif qu’un album de photo avec un bébé dans son berceau, au sein de sa mère, en grenouillère, en maillot de bain, à Disneyland, entrain de jouer au ballon etc.…et puis les vidéos, les murs de collages de photos avec en supplément l’encadrement des diplômes. Bref quand on n’est pas Cartier-Bresson, ce genre de clichés, il vaut mieux les cacher par dignité au lieu de les exhiber avant l’apéritif aux amis ou de les publier sur Face book.
- Quoi de plus déprimant qu’une chambre d’enfant avec un papier peint atroce, des jouets qui trainent partout et un lit cage, qui incite à nourrir les gosses au grain à la volée comme s’il s’agissait de poulets.
- Le gamin le plus calme peut vous ruiner un salon Louis XV ou vous saccager vos porcelaines avant que vous ayez eu le temps de réagir.
- Quoi de plus pénible que les réunions de parents d’élèves avec des abrutis que l’on aurait évités s’il n’y avait eu sa fille dans la même école. Et les goûters d’enfants avec les gosses des autres encore plus insupportables que les siens. Les visites à Disneyland, temple de la médiocrité commerciale, ont de quoi donner la honte à un intellectuel, tout le monde n’a pas la culture de Sarkozy ! Sans oublier Tokio Hotel à écouter en boucle. Et puis, il faut les faire jouer, leur parler « bébé », pratiquer l’éveil des chérubins malgré leur vocabulaire limité, pas de quoi en faire une thèse, ou plutôt si, mais dans le genre tragique. Intéressante est la réflexion de Karl Lagerfeld à propos de sa mère qui lui disait : « Ca m’ennuie de te lire des histoires, alors apprend vite à lire toi-même », ou encore, « Tu es un enfant et tu parles comme un enfant de six ans, mais moi je n’aime pas te parler comme à un gosse de six ans, car moi je parle comme une adulte »
- Est-ce vraiment passionnant, Goldorak, le monde de Nardia et Picachu quand on a passé l’âge ? Et raconter les mêmes histoires tous les soirs pour qu’ils s’endorment ! Un enfant, c’est routinier et un adolescent imitateur des effets de mode, pas de quoi donc exciter l’imagination d’un adulte.
- Comment s’extasier devant un mot d’enfant souvent stupide ou ridicule ? Et quand il vous ruine le papier peint fraichement posé au feutre ou au Stabilo, sans avoir des envies de meurtre, on doit se dire que c’était quand même mieux quand on sortait entre copains, qu’on pouvait partir une semaine à Londres, Amsterdam ou Hénin-Beaumont avec une copine ou un mec de passage avec comme seul souci de trouver quelqu’un pour arroser les plantes.
- Le débile qui bave en fauteuil roulant, qui feule, et qui fait se dire, si l’on est croyant : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu, pour en arriver là ! » est la désespérance et la honte de nombreux parents qui jurent la main sur le cœur qu’ils l’aiment comme les autres. L’enfant qui fait se dire avec effroi aux moments les plus sombres de la dépression et de l’épuisement, s’il mourrait, je serais enfin libéré(e).
La liste peut s’allonger à l’infini pour celui ou celle qui ne supporte pas ses gosses.
Quand ils sont plus grands ou adultes arrivent les autres problèmes :
- L’enfant qui a épousé une juive, un arabe, un goy, une négresse ou …un blanc, un roumi peut chez certains entrainer la haine ou le reniement.
- Le fils qui n’a pas pu devenir médecin, pharmacien ou notaire et qui est incapable de reprendre l’entreprise familiale.
- Le junkie, l’alcoolique, le taulard qui vous pourrit l’existence et peut devenir violent
- La fille qui s’est convertie à l’islam dans une famille traditionnelle catholique. Le garçon homo que l’on comprend, le pauvre, en baissant les bras, mais cela aurait été pourtant si bien d’avoir un petit-fils ! Et puis, même avec un esprit large, l’homosexualité, c’est naturel, mais pourquoi c’est tombé sur notre fils ?
- La petite miss, nouvelle Vanessa Paradis, devenu un thon ou un boudin à l’adolescence, alors qu’elle était si mignonne sur un podium à sept ans.
- Le grand irresponsable qui vous tape du fric passé les trente ans, le « Tanguy » qui s’incruste ou vient faire laver son linge.
- La fille complètement à côté de la plaque qui s’est fait engrosser par un paveur qui n’avait aucune bonne intention, qui fréquente un dealer avec un casier, surtout s’il s’appelle Omar ; celle qui s’est installée avec une sorte de végétarien new age qui croit aux soucoupes volantes et celle qui revient régulièrement pleurnicher dans le giron de sa mère après chaque catastrophe.
Et ceux qui rêvaient d’enfant comme d’un pavillon à Meudon et qui ont hérité d’un « HLM », jaloux des enfants des autres, soit plus beaux, soit plus intelligents. Eux ils ne possèdent qu’une fille « Clio  » alors qu’ils espéraient avoir engendré une « Mercedes  » capable de glorifier leur ego. Car l’amour de l’enfant est habituellement une projection narcissique, on veut souvent en faire ce que l’on aurait aimé être et vivre ses rêves par procuration. On aspire au mieux, à l’excellence, et on est irrité quand le rejeton n’est pas à la hauteur des ambitions. Les Empereurs romains savaient déjà que leurs héritiers ne valaient pas grand-chose et avaient la sagesse d’adopter leur successeurs, Marc-Aurèle ayant par exception désigné son fils Commode, fit une énorme erreur et l’Empire s’en ressentit malheureusement.
Il faudrait aussi évoquer le ressentiment de femmes passionnées par une activité ludique ou professionnelle qu’elles ont du abandonner pour torcher des fesses, que ce soit les compétitions de tango, le tir à l’arc, le bridge, les partouzes ou un poste d’attachée de direction. Surtout quand l’enfant pour lequel « elles se sont sacrifiées » est en échec scolaire, hyperactif, petit délinquant ou rêve d’être chanteur de rap au lieu de finir son droit.
Et puis aimer, est un sentiment subjectif, souvent une imitation par routine et mimétisme ambiant. Et en français, c’est encore plus compliqué de l’exprimer que dans beaucoup d’autres langues. Car dans notre langue, on peut aimer, la choucroute, Picasso, son amant et ses gosses. D’où la surprise de Parisiens venus en Lorraine, avant guerre et qui interrogeant un petit paysan en lui demandant s’il aimait mieux son père ou sa mère, d’entendre le gosse, peu habitué à répondre en français, de dire : « Moi, j’aime mieux le lard ! ». Et oui, dans les langues et patois germaniques, on fait la différence entre lieben d’une part et essen ou fressen gern d’autre part. Dire que l’on aime ses gosses est souvent une profession de foi obligatoire, proche du poncif, du mimétisme du désir de rester dans la norme, mais qui ressort bien souvent du conformisme et du tic verbal.
Donc, rien de plus difficile que de quantifier, évaluer et apprécier un sentiment et en particulier l’amour parental. Aimer, ça veut dire quoi ? Ce sont souvent les plus inconséquents, les plus négligents qui parlent de leurs gamins au superlatif. Par contre, la haine, vis-à-vis de quiconque est facilement identifiable. L’amour dure un temps, la haine toute une vie.
Mais pourquoi est-il si pénible de s’avouer à soi-même et encore plus aux autres que l’on n’a ni amour ni affection pour ses enfants ou alors très peu, parce qu’il le faut bien ? D’abord le mimétisme consensuel y est pour beaucoup. Ensuite, l’autocensure, fait qu’il est quasiment impossible de faire ce constat, au risque de se retrouver au ban de la société, chez le psychiatre ou le psychanalyste ou pire d’avoir sur le dos une inspectrice de la DDASS névrosée ou revêche. Car tout vient enfin de compte de l’éducation normative que l’on a reçu dans la plupart des cas. Peu de gens osent sortir des schémas de la pensée commune, même s’ils ne débouchent pas sur la délinquance ou la déviance. Qui oserait dire ou même penser, j’ai élevé mes enfants le mieux possible, mais je n’en ai tiré que peu ou pas de plaisir et de satisfaction ?
Pour conclure, il faut tout de même reconnaitre que la majorité qui dit aimer ses enfants est capable de son côté de vous sortir une liste deux fois plus longue de bonnes raisons de les aimer. Et de nombreux pères et mères qui ont subi certains des inconvénients et problèmes évoqués dans cet article sont cependant très heureux de leur progéniture et ne regrettent rien. Une pensée, un concept ultra minoritaire est-il donc obligatoirement faux ou mauvais ? Faut-il aller dans le sens de la majorité pour être accepté par la société ? Mais là, on tombe dans l’acceptation de la normalité, avec les difficultés de la définir, de la banalité des valeurs communément acceptées et, comme aurait dit Kipling, c’est une autre histoire.


[1] Voir les Iks, le peuple de la faim, de Colin Turnbull 1972 ; Cette population dans les années 60-70 dans le Nord-est de l’Ouganda chassait les enfants dès qu’ils savaient marcher pour qu’ils assument leur pitance tout seuls, mais il s’agissait d’une situation extrême due à la famine, la sécheresse et à une carence de l’état.
 

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