Du crédit social chinois à la société de vigilance française

par Nicolas Cavaliere
lundi 24 janvier 2022

Les bonnes idées et les mauvaises gens.

Nous savons qu’en Chine se déploie depuis quelques années ce qui est nommé dans le livre dirigé par Anne Cheng, « Penser en Chine », un « système de crédit social », dont le propos est de permettre un ordre public optimal, basé sur la certitude encore plus que sur la confiance et de son miroir la méfiance. Il s’agit d’un « levier technique pour une meilleure application des lois » (p. 335), où le comportement est la cible principale de celui qui tient les manettes, alternant sanctions et récompenses pour obtenir les effets désirés, dans une configuration où le bien et le mal sont figés, où l’éthique n’est plus une histoire impliquant des alliances et des confrontations mais seulement une série définie de principes abstraits. Le caractère autodisciplinaire produit par des siècles de civilisation impériale chinoise rencontre les technologies modernes et il en résulte, comme attendu, une démultiplication pathologique des structures de contrôle, avec, comme base de l’édifice, le souci de la réputation, laquelle fait et défait un être humain parmi ses pairs, réputation accessible à tous grâce aux informatiques à écrans en réseau. Le shaming, le like, la notation chez Standard & Poor’s ou TripAdvisor, autant de pratiques publiques qui assurent la fluidité des échanges avec des acteurs en qui non seulement on peut avoir confiance, en qui nous trouverons la certitude.

Cette idée de système tient sur une morale de cinéma : les bons sont récompensés, les mauvais sont châtiés. Celui qui fait du bénévolat a un bon score, celui qui ne paie pas ses dettes en a un mauvais. Celui-ci a des réductions dans les magasins, celui-là est interdit de prendre l’avion. C’est une conception populaire de la justice qui s’applique, elle a tous les atours du bon sens, du sens commun, de la décence ordinaire. C’est comme un karma en temps réel. L’État et les entreprises privées assurent main dans le main le bon fonctionnement non seulement de l’économie, mais aussi celui de la société, perçue comme un réseau dynamique orienté vers la satisfaction collective. Et pour arriver à cet optimum, il faut bien entendu assurer le bon fonctionnement de l’individu, qui peut recevoir sa part d’éloges s’il agit justement et de blâmes s’il contrevient au bien-être de ses pairs, profitant d’un environnement sûr dans lequel il peut apporter sa contribution à l’œuvre de l’espèce humaine.

En France, ce même projet semble se traduire actuellement sous l’expression présidentielle de « société de vigilance », laquelle y fait plus sens après vingt années de matraquage médiatique sur les questions de terrorisme, d’immigration et de délinquance, et permet aussi de se débarrasser de la notion de « système », incongrue dans un pays qui se définit comme libre. Privés de l’expérience antérieure qu’en ont leurs collègues asiatiques, les Français ont été initiés au concept par le biais d’une maladie qui se serait avérée passablement banale sans le concours intensif des journalistes, et le code QR qui permet le fichage et le suivi a été introduit par un lien avec une vaccination, ce qui de mon point de vue représente une erreur stratégique certaine, car il induit la soumission à ce basculement par le biais du corps, il induit une adhésion entière de l’individu à ce qui lui est proposé, qu’on peut résumer en deux options : soit tu es dedans, soit tu es dehors. À moins de connaître un médecin dans la combine, il n’y a pas de possibilité de jouer la comédie. Il faut adhérer dans et par sa chair. C’est un premier obstacle, de ceux qui emportent le plus les méfiances.

Le second est que la comédie de la pandémie qui devrait donc servir de prétexte à l’instauration d’une société plus morale et plus honnête a couvert le moral de nombre de ses citoyens d’une chape de plomb mortifère, ouvertement anxiogène, qui dissuadera en elle-même sur le long terme de réaliser le fameux bien pour lequel les récompenses sont attendues. À force de répéter chaque jour le nombre de cas, le nombre d’hospitalisations, le nombre de décès, l’insignifiance même d’un comportement acceptable se révèle à l’horizon comme un état d’esprit en passe de se généraliser, et ce après des années vécues à pleurer puis à seulement compter les victimes d’attentats. À partir du moment où l’individu muni d’un passe pour ses loisirs croit avoir sauvé tous les vieux de son pays en se faisant vacciner, il peut même penser être dispensé d’efforts ultérieurs pour leur bien-être et continuera à les placer dans les EHPAD de son choix, que le marché tient à sa disposition.

Le troisième obstacle est la corruption généralisée des personnes qui s’en font les chantres. Là où la justice a failli, un système de crédit social ou une société de vigilance ne feront pas mieux. Où ailleurs qu’en France un ministre trimballé de procès en procès pour une sordide affaire de sang contaminé a-t-il pu retrouver un fauteuil aussi prestigieux que celui de Président de l’instance juridictionnelle la plus haute ? Sur sa seule réputation, Laurent Fabius aurait été disqualifié d’emblée pour être nommé à ce poste et n’aurait pas pu faire valider étape par étape les lois qui installent la « gestion technocratique de l’ordre public » dans notre pays. Je m’en tiendrai à ce seul exemple, témoin malheureux de ce qui constitue aujourd’hui une biographie d’homme politique, mais les jeunes générations qui ont repris le gouvernement en main ont su se comporter indistinctement de ces rapaces des cinquante dernières années.

Il faudra donc se résigner à admettre que ce n’est pas exactement le « système de crédit social » qui débarque en France. La culture du pays, peu discipliné, ne le permet pas. Dans la continuité des évènements du 21ème siècle, et chargé de l’histoire des personnalités et pratiques françaises les plus funestes, c’est un ensemble de règles imposées avec des contorsions autoritaires par un groupe d’individus se percevant comme au-dessus de la mêlée dont la mise en place est recherchée. C’est la Révolution Française, c’est Napoléon, c’est Pétain, c’est De Gaulle, c’est Mitterrand, c’est Macron. Ce sont les grands moments, les grands hommes, les grands noms. Ce qui se vit en taille, en poids, en acte et en force individuels. L’inverse de ce qui est requis sur le court terme pour installer un véritable régime collectiviste. Et plus largement, sur le long terme, « l’un des enseignements historiques du recours aux registres et aux instruments techniques pour faciliter le contrôle des populations est que ces instruments reposent généralement sur des conceptions trop simplistes des activités humaines et des motivations des individus ; et que loin de rendre l’exercice de l’autorité plus efficace, transparent et légitime, ils tendent à occulter les sources du pouvoir et à déplacer les points de contention et les opportunités de corruption » (p. 355). Ce serait une erreur de croire que la bureaucratie française ait besoin de leçons dans ces domaines, elle a fait florès sans avoir à forcer.

Si on compte dans de nombreux villages des « voisins vigilants », ces associations sont nées d’initiatives citoyennes. Elles n’ont pas été imposées d’en haut, elles sont nées d’en bas, dans la proximité, et parfois dans l’amitié, avec pour but la protection de biens individuels stockés sur des espaces communs. Elles affirment ne pas mener de « ronde », ni former de « milice », ni exercer de « diffamation ». Les élus en place tendent à fournir aux citoyens les outils et les lois pour remplir ces rôles et ces actions, tout en leur niant la propriété, en décidant des discriminations et des accès. La responsabilité du jugement, qui ne saurait être pris en défaut, est déplacée vers le haut de la hiérarchie, là où il est acquis qu’on ne nomme que des irresponsables.

Ces évolutions sont adaptées à une société peuplée d’intermédiaires, où plus personne ne sait qui a réalisé ci ou ça, où les assiettes sont remplies de mets qui ont fait le tour du monde et où le voisin d’en face est plus connu par son compte Facebook que par son abord direct, trois obstacles majeurs ne suffiront pas à les arrêter. Intermédiaire est un mot adapté à notre situation en tant que travailleurs, en tant que consommateurs, en tant que citoyens qui déléguons notre pouvoir par un mécanisme de représentation qui n’est que la traduction politique d’un état d’esprit à prétention universelle.

La seule richesse de cet état d’esprit, c’est qu’il autorise les voyeurs à être des héros.


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