Education : le culte de l’immédiateté
par Dany-Jack Mercier
dimanche 11 novembre 2012
On ne peut pas tout comprendre immédiatement, sans effort et sans moyens. Pourtant la mode de l’évaluation par compétences permet de distribuer des bons points à tous les élèves en s’intéressant principalement à des savoirs instrumentaux accessibles à moindre coût. Est-ce la bonne solution ?
Depuis de nombreuses années, les modèles d’autorité n’ont plus cours dans nos sociétés, et l’on ne peut pas imposer quoi que ce soit sans prévoir une concertation, un dialogue, voire un débat national.
Au premier abord, cette conception donne plus de liberté en individualisant les choix des citoyens. Elle permet de réfléchir, et d’investir son temps, donc aussi son argent, seulement après avoir été convaincu par les arguments qui ont été présentés. Les modèles habituels d’autorité, longtemps véhiculés par la religion et par l’armée, s’étiolent. On cherche l’adhésion à une politique, le consensus sur un programme avant de se lancer dans l’action. Qui pourrait vouloir le contraire ?
Cependant, dans les classes, cela se traduit par une volonté de déposséder le professeur de toute forme de pouvoir qui lui permettrait d’avoir prise et de gérer des crises graves. Un élève perturbateur peut nuire à l’apprentissage de toute une classe de 30 élèves sans que l’on autorise son professeur à l’exclure de son cours. Les heures de colle n’existent plus ou, lorsqu’elles sont encore utilisées, le sont avec une telle parcimonie qu’elles en deviennent inefficaces. Le professeur n’a plus que son discours pour tenter d’instaurer une atmosphère de travail. Il doit calmer les esprits dans l’urgence, trouver des solutions personnelles pour gérer les conflits et les rebuffades, sans jamais s’attendre à une aide venant de l’administration qui, elle aussi, reste assez démunie dès qu’il s’agit de problèmes de discipline.
L’épanouissement personnel passe par l’écoute de slogans comme « Faites seulement ce que vous voulez ! » ou « Qui le veut le peut ! ». Ces commandements aident quand il s’agit de prendre conscience de sa liberté d’agir et permettent de libérer de l’énergie pour atteindre ses objectifs. Mais ils sont dévoyés s’ils sont utilisés pour justifier un refus de travailler en classe.
Pour un élève qui n’a pas encore pris conscience de l’importance de ses choix et des enjeux d’une vie, « faire comme on veut » peut seulement signifier compter sur ses parents pour vivre et passer toute sa journée devant des jeux vidéo. Cela peut aussi vouloir dire que l’on peut passer tout son temps et ses nuits avec des copains dans la rue ou en boîte.
Pour un élève, être persuadé que l’on peut atteindre n’importe quel objectif seulement si on le désire ardemment, c’est imaginer que l’on peut devenir ingénieur, juge ou chirurgien, dès qu’on aura décidé de le faire, et qu’il n’y a alors qu’à y consacrer deux ou trois mois de travail acharné. Sur les feuilles de renseignement collectées en début d’année, des élèves faibles indiquent souvent qu’ils veulent devenir juge ou médecin sans imaginer ce que cela signifie en terme de travail et d’étude, en oubliant complètement quels résultats scolaires ils ont obtenus dans les classes précédentes.
Penser ainsi est reposant à bien des égards : à quoi sert-il de travailler, de réfléchir, d’essayer de comprendre et d’accumuler des connaissances s’il suffit de vouloir pour pouvoir ? Il est alors beaucoup plus intelligent, et reposant, de rentrer dans l’immédiateté et de profiter de ce dont on peut profiter, ici et maintenant, sans délai.
De façon plus nihiliste, on peut toujours penser que la connaissance ne sert à rien puisqu’aucune maîtrise du monde n’est possible, et d’en déduire que la solution consiste à penser à ses petites affaires et cultiver son bien-être immédiat. Retournons jouer sur consoles ou allons regarder les derniers films d’horreur au cinéma. Ce sera toujours ça de pris.
Vivre, c’est profiter de l’instant présent en faisant ce que l’on veut. On s’intéressera à un sujet seulement si cela ne demande pas de « prise de tête » et l’on zappera rapidement vers un sujet plus attrayant dont on peut tirer immédiatement des bénéfices. Il s’agit de prendre un plaisir immédiat, on de laisser tomber.
L’enfant est devenu unique et désiré par ses parents. Il y a longtemps, on faisait simplement des enfants, mais maintenant on choisit d’en avoir un au bon moment, et celui-ci comble un désir. L’enfant change de statut en devenant un bien rare et précieux. On ne peut plus rien lui refuser sous peine de se sentir être de mauvais parents. La culpabilité guette et dans une société marchande, cela se traduit par des biens de consommation que l’on se sentira obligé de fournir à sa progéniture, immédiatement et si possible à profusion. Nous voilà replongés dans l’immédiateté de la satisfaction de nos désirs.
Face à cette philosophie de vie, l’enseignant qui essaie de montrer qu’il existe autre chose que des profits immédiats, qu’il faut être opiniâtre et travailleur pour atteindre ses objectifs, et qu’il existe d’autres moteurs dans la vie que l’argent ou le plaisir immédiat, comme la soif de connaître et le désir de servir à la société, se trouve bien démuni. Doit-il se déguiser en clown pour canaliser l’énergie de sa classe et motiver des apprentissages ? Comment peut-il calmer les élèves les plus extravertis pour établir le calme nécessaire à la réflexion et aux échanges, et aussi pour donner la parole aux élèves plus réservés ?
« Faire le clown », c’est « pratiquer une pédagogie de garçon de café » comme le dit si justement Philippe Meirieu dans un article du Monde du 2 septembre 2011 [2] :
« Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n'ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l'extraordinaire difficulté à contenir une classe qui s'apparente à une cocotte-minute.
Dans l'ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant. Il est souvent acculé à pratiquer une « pédagogie de garçon de café », courant de l'un à l'autre pour répéter individuellement une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.
Il est vampirisé par une demande permanente d'interlocution individuée. Il s'épuise à faire baisser la tension pour obtenir l'attention. Dans le monde du zapping et de la communication « en temps réel », avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate, il devient de plus en plus difficile de « faire l'école ». Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l'impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l'expression même de l'intelligence, « l'inversion de la dispersion ». »
L’un des problèmes est celui du rapport du citoyen (des parents et des enfants) avec le savoir et la culture. Il semble que l’on dépose maintenant son enfant à l’école dans le seul but qu’il atteigne son épanouissement personnel. La question de l’acquisition des savoirs passe au second plan.
Le savoir et la culture sont considérés comme ayant uniquement un rôle utilitaire ou distractif : il faut bien que son médecin ait fait des études sérieuses si l’on espère qu’il pourra traiter notre maladie, et il est bien agréable de se distraire en lisant quelques récits des guerres passées ou en s’apercevant que la Terre tourne autour d’une étoile qui elle-même appartient à une galaxie qui en compte plus de 10 milliards. Mais n’en faisons pas trop, et que cela ne demande pas d’efforts ! N’approfondissons surtout pas plus que nécessaire. Partout restons superficiel sauf si cela peut rapporter vite et gros.
Cela me fait penser à la mode des TPE (travaux personnels encadrés) qui envahit les classes des collèges et des lycées, qui consiste à adopter des points de vue résolument interdisciplinaires où l’on parlera « un peu » de beaucoup de choses sans jamais se donner les moyens d’en comprendre parfaitement une. Quand on n’a pas les moyens de comprendre, on ne peut rester que dans la superficialité et l’apparence.
Un de mes collègues de l’IUFM présentait hier en amphi ce que l’on attendait des étudiants de master dans la réalisation de leurs mémoires. Devant un parterre de 150 étudiants dont beaucoup se destinaient au professorat des écoles, il évoqua son exemple favori : celui de l’étudiant préparant le CAPE (certificat d’aptitude au professorat des écoles) qui choisirait de travailler un mémoire sur « l’utilité d’organiser une réflexion en classe de CM2 sur le problème de la quadrature du cercle, ses enjeux et les conséquences ».
A ce niveau de préparation en mathématiques, ni le professeur des écoles ni ses futurs élèves de CM2 n’ont les moyens de débuter une quelconque réflexion sur ce sujet, à moins de rester très superficiel et de se contenter d’une lecture rapide (et non contrôlée) de quelques textes vulgarisateurs sur internet, ce qui n’est pas un problème en soi, mais qui en devient un quand on sait le peu de temps dont on dispose en classe pour apprendre des choses plus fondamentales compte tenu des élèves auxquels on s’adresse.
Dans le même ordre d’idées, se repaître de TPE en classe de seconde sur les techniques et les enjeux de la cryptographie rime à peu de choses quand les corps finis et les structures algébriques ne font pas partie des enseignements des sections scientifiques du lycée, et que la relation de congruences est uniquement envisagée sur le bout des lèvres en terminale S. Dans un tel TPE, la seule solution serait de puiser des renseignements sur les opérations de chiffrement utilisés dans l’antiquité, au moyen-âge ou durant la seconde guerre mondiale. Mais alors pense-t-on au temps nécessaire pour réunir ces données, les assembler dans un document, les présenter ? Ce temps ne pourrait-il pas être utilisé plus efficacement pour apprendre les savoirs fondamentaux qui font défaut ?
L’immédiateté : soyons ambitieux même si l’on n’a pas les moyens de l’être ! Rédigeons de beaux rapports même si l’on n’a pas les bases théoriques pour comprendre de quoi il s’agit. L’honneur est sauf : extérieurement, on n’y voit que du feu.
Dans sa classe, l’enseignant ne doit compter que sur son charisme et son bricolage personnel pour canaliser les énergies. Il doit arriver à convaincre l’élève qu’il est dans son intérêt de travailler. Il doit montrer son autorité sans avoir jamais recours à la force, ce qui relève souvent d’un pari impossible. Et il ne doit rien attendre de l’administration. Quel dur métier…
Et Philippe Meirieu de rappeler [1] :
« Si les lycées napoléoniens ont si bien fonctionné, c'est qu'à mi-chemin entre la caserne et le couvent, ils alliaient l'ordre et la méditation. Réinstitutionnaliser l'école, c'est y aménager des situations susceptibles de susciter les postures mentales du travail intellectuel. » [2].
Et d’avoir ces paroles admirables :
« Nous devons ensuite, contre le savoir immédiat et utilitaire, contre toutes les dérives de la « pédagogie bancaire », reconquérir le plaisir de l'accès à l'œuvre. La mission de l'école ne doit pas se réduire à l'acquisition d'une somme de compétences, aussi nécessaires soient-elles, mais elle relève de l'accès à la pensée. Et c'est par la médiation de l'œuvre artistique, scientifique ou technologique que la pensée se structure et découvre une jouissance qui n'est pas de domination, mais de partage. » [2]
Les élèves ont toujours soif de connaissance, mais veulent y accéder immédiatement, sans faire d’effort pour construire les outils qui leur permettront d’obtenir cette connaissance. On subit la frénésie du savoir immédiat :
« L'accès à l'œuvre, parce qu'elle exige de différer l'instrumentalisation de la connaissance et d'entrer dans une aventure intellectuelle, se heurte à notre frénésie de savoir immédiat. Car les enfants de la modernité veulent savoir. Ils veulent même tout savoir.
Mais ils ne veulent pas vraiment apprendre. Ils sont nés dans un monde où le progrès technique est censé nous permettre de savoir sans apprendre : aujourd'hui, pour faire une photographie nette, nul n'a besoin de calculer le rapport entre la profondeur de champ et le diaphragme, puisque l'appareil le fait tout seul...
Ainsi, le système scolaire s'adresse-t-il à des élèves qui désirent savoir, mais ne veulent plus vraiment apprendre. Des élèves qui ne se doutent pas le moins de monde qu'apprendre peut être occasion de jouissance. »
[Philippe Meirieu, [2]]
Cette recherche d’une jouissance intellectuelle est en fait mise à mal par la généralisation du travail par compétence :
« Des élèves rivés sur l'efficacité immédiate de savoirs instrumentaux acquis au moindre coût, et qui n'ont jamais rencontré les satisfactions fabuleuses d'une recherche exigeante. C'est pourquoi l'obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du « productivisme scolaire », réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire... » [Philippe Meirieu, [2]]
Le choix de travailler par compétences complique évidemment le débat sans proposer de réelle solution. Savoir utiliser une calculatrice pour afficher la somme ou le produit de deux nombres complexes ne suffit pas pour comprendre ce que représentent les nombres complexes, ni quel est le statut de l’imaginaire pur « i ». Ce savoir procédurier et mécanique n’engendre pas une « extase de la découverte » comme on peut l’avoir en comprenant qu’avec les complexes, on fait de l’algèbre dans un sur-corps du corps des nombres réels, et que l’on ressent mieux ainsi ce que représente une structure de corps.
En analyse mathématique, on peut acquérir la compétence de tracer une courbe en utilisant un grapheur sans jamais comprendre ce qu’est une fonction, ni connaître le lien entre les variations d’une fonction et l’étude du signe de sa dérivée. L’immédiateté réside dans l’affichage instantané d’une courbe après avoir tapé quelques lignes sur un ordinateur et avoir cliqué là où il fallait. La courbe affichée peut être l’objet d’investigations simples, de constatations visuelles faites en groupe, sans que jamais l’élève ne comprenne ce qu’est une fonction (trois choses dont on ne parle plus : un ensemble de départ, un ensemble d’arrivée et une transformation qui indique comment l’on associe un élément de l’ensemble d’arrivée à un élément de l’ensemble de départ) ni comment on doit l’étudier pour obtenir son tableau de variations et son comportement à l’infini.
Quant à l’évaluation des compétences, je rejoins complètement Philippe Mérieux quand il se pose la question de savoir ce que représente une compétence que l’on maîtrise à 60%. Pour la compétence « Savoir appliquer un taux de pourcentage », que peut bien vouloir signifier qu’un élève sait appliquer un taux de pourcentage à 40% ? Sans doute qu’il échoue 6 fois sur dix si on lui donnait des milliers de calculs à faire ?
Le travail sur les compétences procède-t-il d’un culte irraisonné de l’immédiateté ?
« De même qu'aucun métier ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour l'exercer, aucun savoir ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour le maîtriser. Les compétences graphiques, scripturales, orthographiques, grammaticales suffisent-elles pour entrer dans une culture lettrée ? Je n'en crois rien, car entrer dans l'écrit, c'est être capable de transformer les contraintes de la langue en ressources pour la pensée.
Ce jeu entre contraintes et ressources relève d'un travail pédagogique irréductible à l'accumulation de savoir-faire et à la pratique d'exercices mécaniques. Il renvoie à la capacité à inventer des situations génératrices de sens, qui articulent étroitement découverte et formalisation. Or, nous nous éloignons aujourd'hui à grands pas de cela avec des livrets de compétences qui juxtaposent des compétences aussi différentes que « savoir faire preuve de créativité » et « savoir attacher une pièce jointe à un courriel ».
Que peut bien signifier alors « l'élève a 60 % des compétences requises » ? La notion de compétence renvoie tantôt à des savoirs techniques reproductibles, tantôt à des capacités invérifiables dont personne ne cherche à savoir comment elles se forment. Ces référentiels atomisent la notion même de culture et font perdre de vue la formation à la capacité de penser. » [2]
[1] Il semblerait que Philippe Meirieu ait amorcé ici un revirement en revenant voir ce qui se passe sur le terrain.
[2] Truong, Nicolas. Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser. Le Monde du 2 septembre 2011.