Education nationale : état des lieux (II)

par Daniel Arnaud
mardi 17 novembre 2009

De la table ronde sur l’éducation organisée par Vincent Peillon à Dijon le week-end dernier, les médias semblent n’avoir retenu que l’intrusion de Ségolène Royal. Pourtant, il y a été débattu de questions autrement plus importantes : l’avenir de l’école, par exemple. Pourquoi cette dernière ne parvient plus à assurer l’égalité des chances ? Au travers d’un retour sur la querelle entre les pédagogues et les républicains, quelques éléments de réponse. Cet état des lieux se déclinera, tout au long de la semaine, en quatre parties.
II- La « nouvelle pédagogie »
 
Afin de pallier les inégalités et de réussir l’enseignement de masse[1], la « nouvelle pédagogie » a précisément envisagé de « mettre l’élève au centre du système », en d’autres termes de s’adapter à lui en tenant compte de la spécificité de chacun au sein de la population scolaire.Or, l’effet pervers d’une telle « adaptation » pourrait être une mise en cause du principe de la verticalité de la transmission des savoirs (du maître à l’élève) par une trop grande importance donnée à la parole de l’enfant. Le maître, dans le cadre d’une relation devenue horizontale, serait effectivement invité à aider l’élève à « construire lui-même ses propres savoirs ». L’école, dans une telle perspective, ne serait plus tant le lieu où l’individu deviendrait autre que ce qu’il était au départ, mais celui où il s’épanouirait en développant des qualités qui se trouveraient déjà en lui[2].
 
Les néo-pédagogues s’imposent en France après Mai 68, qui consacre le ravalement de la parole de « l’enseignant » au niveau de celle de « l’enseigné »[3], et plus encore à partir de la loi d’orientation de 1989, qui donne la « liberté d’expression » aux élèves. Or, c’est l’acte d’enseigner lui-même, qui supposait que le professeur puisse amener l’élève à rompre avec ses préjugés pour acquérir des outils intellectuels relevant d’une épistémé, qui s’en est trouvé bouleversé. Il ne s’agit plus dès lors d’instruire, mais de conforter l’opinion de « l’apprenant », en quelque sorte sacralisée. D’où, en réalité, le maintien des élèves dans leurs conditions respectives et le creusement des inégalités[4]. Car le fait de s’adapter à l’élève équivaudrait à baisser le niveau d’exigences, qu’il s’agisse des enseignements eux-mêmes ou de la validation des diplômes, au lieu de transmettre les savoirs qui eux seuls lui permettraient de sortir de l’état de tutelle[5].Le système éducatif, sous prétexte de se rendre massivement accessible aux élèves issus de différents milieux, ne les amènerait nullement à une culture commune en empruntant des voies diverses qui tiendraient compte des spécificités de chacun, mais entretiendrait finalement le statu quo des inégalités en multipliant les enseignements à « plusieurs vitesses ». Il pourrait même les amplifier puisque, dans un système particulièrement rigoureux et sélectif, l’élève issu d’un milieu modeste qui aurait franchi les différents paliers vers l’excellence atteindrait véritablement un seuil de connaissances comparable à celui possédé par l’élève plus favorisé par son milieu d’origine ; alors que dans un système d’adaptation du niveau d’exigences à l’enfant, celui qui aurait bénéficié d’un enseignement rigoureux et sélectif ne pourrait plus être distingué des autres et ne verrait pas son mérite reconnu. Il devrait se satisfaire d’une culture au rabais qui l’exclurait définitivement de l’élite qui évoluerait ailleurs. C’est qu’il ne faut pas perdre de vue l’aspect géographique des inégalités sociales, qui se doublent généralement d’inégalités territoriales[6].
 
La « démocratisation » de l’enseignement consisterait à cet égard plus exactement dans une ségrégation des masses, les privilégiés conservant des espaces protégés des difficultés sociales tandis que les plus défavorisés seraient rassemblés dans les secteurs qui les accumuleraient. D’où le risque de voir le sujet qui possèderait le potentiel pour accéder au plus haut niveau, et qui aurait besoin de la parole professorale pour y parvenir, submergé par une majorité d’individus en échec scolaire, auxquels l’enseignant ne ferait que s’adapter en renonçant à transmettre les savoirs dispensés dans d’autres lieux[7]. Pour le dire autrement, sous prétexte de s’adapter à elle, au lieu de lui transmettre les savoirs nécessaires à son intégration dans la Cité, c’est la population scolaire entière d’un collège, d’un lycée ou d’un quartier qui pourrait se révéler marginalisée et tenue à l’écart des portions de territoire où les enseignements conserveraient leur exigence.
 
(A suivre)
 
 

[1] Nous pourrions tout aussi bien parler de « démocratisation de l’enseignement », et mettre en relation cette question avec la distinction entre la démocratie et la république. Alors que la seconde devrait aboutir au gouvernement par la raison, la première pourrait dériver en règne de l’opinion. Démocratiser l’école, à cet égard, ce serait s’exposer au risque d’introduire la doxa dans la classe, contre le savoir qui devrait y être transmis.
[2] Hannah Arendt explique déjà la baisse du niveau scolaire aux Etats-Unis en faisant la critique de cette théorie :
« Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. […] » (La Crise de l’éducation, in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 232.)
[3] « Tout enseignant est enseigné. Tout enseigné est enseignant. » sera l’un des slogans du mouvement.
[4] Pour l’élève qui évoluerait dans un milieu culturellement favorisé (parents tenant des conversations recourant à 3000 mots, possédant une bibliothèque, proposant à leurs enfants des sorties régulières au théâtre, etc.), l’école ferait presque figure d’appoint. Mais pour celui qui se trouverait dans un milieu précaire (pas d’accès aux livres, vie quotidienne rythmée par la télévision, situations sociales parfois très lourdes, etc.), l’école resterait la dernière chance. Aussi, si le niveau d’exigences dans le système éducatif en venait à se caler sur les 500 mots de l’élève auquel il s’agirait de « s’adapter » pour assurer la « démocratisation », alors on risquerait au in fine de priver les plus défavorisés de la possibilité de prendre « l’ascenseur social » en renonçant de fait à transmettre les mêmes savoirs à tous. L’école ne serait plus le lieu qui permettrait au plus modeste de refaire son retard sur le plus favorisé.
[5] L’individu confiné dans un univers linguistique et culturel limité demeurerait dépendant de celui qui bénéficierait d’un haut niveau d’instruction. Ce serait donc le projet libéral initial, dont nous trouvons la trace aussi bien chez Kant que chez Condorcet, et qui prévoyait une « égalité d’instruction excluant toute dépendance », qui s’avèrerait ainsi trahi.
[6] Les ZEP font leur apparition dans des quartiers qui concentrent les difficultés sociales (chômage, insécurité, etc.).
[7] Il arriverait même, dans un retournement assez extraordinaire, que le « bon élève » soit stigmatisé par ses camarades de classe, voire par une institution qui témoignerait avant tout sa sollicitude, sous prétexte de « donner plus à ceux qui ont moins », aux « mauvais élèves » (c’est-à-dire ceux qui seraient en échec ou qui poseraient des problèmes de discipline). En d’autres termes, la transmission des savoirs ne serait plus assurée et le tyran prendrait le pouvoir dans la classe. Nous assisterions donc à une déterritorialisation de la République.
 

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