Education nationale : état des lieux (III)
par Daniel Arnaud
mercredi 18 novembre 2009
De la table ronde sur l’éducation organisée par Vincent Peillon à Dijon le week-end dernier, les médias semblent n’avoir retenu que l’intrusion de Ségolène Royal. Pourtant, il y a été débattu de questions autrement plus importantes : l’avenir de l’école, par exemple. Pourquoi cette dernière ne parvient plus à assurer l’égalité des chances ? Au travers d’un retour sur la querelle entre les pédagogues et les républicains, quelques éléments de réponse. Cet état des lieux se déclinera, tout au long de la semaine, en quatre parties.
III- La critique républicaine
Dès 1999, Michel Barat[1] dénonce dans un chapitre de La Fin des Lumières, intitulé A l’école, citoyens !, l’inanité de la mise en avant de « l’élève au centre du système », et mérite ici d’être longuement cité :
« Il faut porter la plus extrême attention à ce que l’on entend aujourd’hui par démocratisation de l’enseignement : il ne s’agit pas seulement d’un louable et toujours nécessaire effort de conduire le plus grand nombre possible au savoir le plus grand possible, mais bel et bien d’un bouleversement démocratique de l’acte même d’enseigner. Cette évolution moderne inaugurée et fondée par la loi est une véritable révolution copernicienne à l’envers. Si Copernic fit tourner l’observateur terrien sur lui-même et autour du Soleil, nos pédagogues contemporains font l’inverse, retrouvant les théories de la Terre comme centre immobile de l’Univers : ils veulent l’enfant fixe pour faire tourner autour de lui le monde et les savoirs. Ainsi l’enfant est-il déclaré le centre de l’éducation.
Avec sa référence à Copernic, Emmanuel Kant promeut et achève les Lumières en tirant toutes les conséquences du passage de la théorie géocentriste à l’héliocentrisme. Nos pédagogues contemporains, eux, se couvrent des défroques du Moyen Age et inventent un “puéricentrisme”. La vocation de l’école sera de faire tourner autour de l’enfant le plus de savoir possible pour enrichir “son milieu”. Il n’est pas interdit de penser qu’il y a là de quoi déboussoler un bon nombre de maîtres et donner le tournis à beaucoup d’élèves. […] Ce vertige dans lequel on fait actuellement tourner les élèves, appeler pédagogiquement “éveil” ou “découverte”, se révèle dans les faits authentiquement et profondément antidémocratique. Il favorise ceux qui ont la chance de pouvoir ancrer leur savoir naissant dans la culture parentale, il ne crée rien d’autre qu’une illusion du savoir et laisse cruellement de côté ceux qui, hors de l’école, n’auront pas de sol culturel où poser solidement les pieds. Ainsi le goût de l’opinion est-il inoculé et se substitue-t-il à celui de la vérité. »[2]
La « nouvelle pédagogie », en mettant « au centre du système » un élève encore soumis à l’opinion, pratiquerait une mise à mort du sujet critique et compromettrait par conséquent la res publica. Elle ne ferait qu’amplifier la fracture culturelle qui accompagne généralement la fracture sociale, puisque l’individu issu d’un milieu où on ne maîtriserait pas plus de 500 mots ne trouverait plus à l’école les savoirs qui lui permettraient de progresser et, éventuellement, de changer de condition. En effet, insistons bien sur ce point essentiel, il faut garder à l’esprit le fait que les élèves, de par leur origine socioculturelle, ne sont pas égaux et n’arrivent pas à l’école avec les mêmes chances. L’élève issu d’un milieu modeste ne possède pas les mêmes repères que l’élève issu d’un milieu où le confort matériel peut faciliter l’accès à la culture. Alors que le second bénéficie d’un environnement dans lequel le langage, outre ses fonctions pratiques, sert à communiquer une culture commune riche des repères littéraires, historiques et sociaux essentiels à l’intégration de l’individu dans la Cité[3], le premier, souvent, n’a pas accès à une telle richesse et voit la communication dans son proche entourage réduite à un vocabulaire limité et destiné à un usage immédiat[4].
Dans une telle perspective, le fameux chiffre des « 80 % d’une classe d’âge au Baccalauréat » ne s’apparenterait qu’à une fiction d’égalité, c’est-à-dire à un leurre dissimulant le caractère profondément inégalitaire du système. Pendant que les produits des classes moyennes acquièrent petit à petit les 3000 mots qui leurs permettront un jour, peut-être, d’écrire pour Les Cahiers du cinéma, de publier un premier roman ou, pourquoi pas, de faire la montée des marches à Cannes[5], les jeunes des classes populaires, eux, commencent généralement leur scolarité avec 500 mots, la poursuivent en collège classé ZEP avec 500 mots, et la terminent dans des Lycées Professionnels assimilables à des voies de garage avec 500 mots. Bref, ils stagnent ou, pour mieux dire, se voient confortés dans une misère intellectuelle qui les exclut définitivement de toute chance de promotion sociale. Le sociologue Jean-Pierre Noreck dressait voilà quelques années le constat suivant :
« Le système éducatif peut être représenté comme une gare de triage. Régulièrement, l’école impose des choix : passer dans la classe supérieure, redoubler, quitter l’établissement, changer d’orientation… Pour opérer ces choix, les individus et les familles possèdent des ressources différentes en fonction de leur position sociale et ne portent pas les mêmes appréciations sur leurs chances de réussite. Par exemple, pour une famille aisée, les gains attendus de la poursuite des études sont forts tandis que les coûts financiers sont relativement faibles (par rapport au niveau de revenus des parents) ainsi que leur risque d’échec. Ces paramètres étant inversés pour les milieux populaires, il est tout aussi rationnel pour ces familles de privilégier des études courtes. La dépendance de la réussite scolaire vis-à-vis de l’origine sociale s’explique alors comme le résultat d’une succession de choix par des acteurs « rationnels » compte tenu de la position sociale qu’ils occupent. »[6]
Ajoutons que le fait de centrer l’éducation sur la parole de l’élève induit un retournement complet de l’exigence critique que supposait le projet émancipateur hérité des Lumières. A l’heure de la mondialisation néolibérale, le sujet voit effectivement son autonomie étouffée par les logiques consuméristes. Construire l’enseignement en fonction de ses préoccupations revient donc à laisser entrer dans l’école des comportements déterminés par de telles logiques : au travers d’une parole enfantine qui est souvent elle-même la cible des publicitaires, c’est laisser la parole de l’homo consommatus[7] territorialiser le terrain scolaire, au lieu de donner à l’élève le recul sur le monde indispensable à la maîtrise de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Là où la religion a perdu son influence au terme de la laïcisation de l’Etat, l’économie néolibérale a gagné, avec la complicité de la « nouvelle pédagogie ».
(A suivre)
[1] Agrégé de philosophie, docteur ès lettres. Il a notamment dirigé le pôle universitaire Léonard de Vinci et est aujourd’hui recteur de l’académie de Corse.
[2] La Fin des Lumières, Paris, Michel Lafon, 1999, pp. 86-88.
Les années suivantes verront fleurir toute une littérature, émanant le plus souvent de professeurs ou d’anciens professeurs eux-mêmes, dénonçant la « nouvelle pédagogie », le principe de « l’élève au centre du système » et la difficulté, dès lors, à transmettre les savoirs. Nous pouvons citer en particulier :
Brighelli (Jean-Paul). La Fabrique du crétin. La mort programmée de l’école. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2006.
Polony (Natacha). Nos enfants gâchés. Petit traité sur la fracture générationnelle. Paris, Lattès, 2005.
[3] Ce qui suppose l’emploi d’un vocabulaire étendu (environ 3000 mots).
[4] Cf. Alain Bentolila, Tout sur l’école, Paris, Odile Jacob, 2004.
Le linguiste évalue à 350 ou 400 mots le vocabulaire auxquels recourent les plus défavorisés, alors que la moyenne est de 2500. Une telle fracture linguistique renvoie à la question de l’intégration dans la Cité, qui suppose l’emploi d’un langage commun, alors qu’étymologiquement le « barbare » désigne précisément celui qui n’en parle pas la langue. Pourrions-nous envisager que la République, par la sacralisation d’une parole enfantine et déficitaire, soit gangrenée par la barbarie ?
[5] A l’instar du François Bégaudeau d’Entre les murs.
[6] In Dictionnaire de sociologie, Paris, Hatier, 1997.
[7] Le néologisme est de Frédéric Beigbeder, et se rencontre dans son 99 francs (Paris, Grasset, 2000).