Entretien avec Jean-Claude Guillebaud sur le devenir du monde

par Bernard Dugué
mercredi 18 mai 2011

Après avoir lu et chroniqué son dernier ouvrage, La vie vivante (paru en avril 2011 aux éditions Les arènes), j’ai questionné Jean-Claude Guillebaud sur quelques points importants qu’il développe. Je le remercie pour l’intérêt qu’il a accordé à mes interrogations et les précisions qu’il a apportées. Quelques idées à retenir. D’abord la fin du récit conventionnel de l’Histoire et des luttes de classes. Place à l’étude des dominations, avérées ou dissimulées et qu’il faut donc dévoiler. Ensuite, prudence et résistance face aux nouvelles lubies scientistes qui semblent vouloir dessiner une fracture anthropologique dont Guillebaud souligne les dangers lorsqu’il évoque les technoprophètes et le transhumanisme. Enfin, la nécessité de penser des réalités qui ne sont pas calculables, ce qui renvoie un écho à un autre livre assez commenté, celui consacré à la civilisation de l’empathie écrit par Jeremy Rifkin.

Entretien avec J.-C. Guillebaud réalisé par mail le 16/05.

BD : Parmi les technoprophètes, certains conçoivent une nouvelle humanité en se réclamant de la doctrine extropique dont l’un des ressorts est de miser sur un individu autonome, coupé des liens sociaux et de sentiment d’appartenance collective, capable d’autodiscipline, de s’autoformer, bref, comme le rêvent les libertariens, sorte de colonne avancée de l’ultralibéralisme. Cette tendance n’est-elle pas inscrite dans un processus social individualiste hérité des années 1960 et qu’on trouve explicité par exemple dans l’ouvrage roboratif de Claude Frochaux selon lequel la prospérité matérielle apportée dans la seconde moitié du 20ème siècle offre les conditions pour une nouvelle aventure humaine, celle de l’homme seul, dont la description par l’auteur renvoie précisément à un individu qui « n’ira plus chercher une réponse à ses questions hors de lui, un homme qui ne comptera que sur ses forces, que sur son savoir et que sur son expérience » ?

JCG : Que l'utopie de l'autonomie intégrale soit directement liée aux années 1960, en pleine période des "trente glorieuses" (1945-1975) durant laquelle l'Europe a connu un enrichissement et une prospérité sans précédent, cela ne fait aucun doute. J'appartiens moi-même à cette génération des "babyboomers" qui a profité à plein de l'enrichissement de l'Europe et de l'État Providence, mis sur pied après la guerre. Nous pensions alors, en effet, que nous était offert la possibilité d'une liberté individuelle, et d'une autonomie, sans limites. Nous avons plus ou moins adhéré au fantasme de "l'homme auto-construit" qui pouvait, et même devait, s'émanciper de la tradition. Mais la situation a bien changé. La société s'est durcie, la prospérité n'est plus au rendez-vous, l'État providence en décrépitude. Cette "donne" nouvelle a fait ressurgir la nécessité du lien, de la solidarité, de l'ancrage dans la "transmission". Autrement dit, le fantasme de l'homme auto-construit se dissipe à mesure que ressurgit le concept de "dette". Nous somme ce que nous sommes, non pas seulement par nos propre forces, mais aussi — et même surtout — par ce que nous avons reçu. À commencer par le langage. L'homme intégralement seul ne serait plus "humain" à proprement parler. L'humanité de l'homme, si j'ose dire, n'est pas héréditaire. Elle est elle-même le produit d'un apprentissage, donc d'un lien et d'une dette.

BD : Fin de l’empire romain, nouvelle Renaissance, fin du Néolithique, les analogies historiques résonnent avec les inquiétudes suscitées par notre époque. L’Histoire connaît nombre de périodes hantées par le doute et les craintes. En nous inspirant de la doctrine des trois âges héritée d’Auguste Comte nous pourrions déceler trois phases d’incertitudes sur l’avenir, celle médiévale liée aux eschatologies millénaristes, puis celle, moderne, liée aux fractures révolutionnaires, enfin celle, post-moderne, liée aux technologies contemporaines. Trois espérances accolées à trois craintes. Dieu, l’homme, la technique. Ne peut-on penser qu’à chaque époque de mutation, les hommes sont balancés entre espérances et inquiétudes et qu’en 2011, les techno-prophètes suscitent une adoration proche du fétichisme pour les uns et des peurs irrationnelles pour les autres ?

JCG : Oui, bien sûr, chaque "moment axial" de l'aventure humaine — néolithique, fin de l'empire romain, Renaissance, révolution industrielle, etc. — est vécu dans la crainte. Un vieux monde s'effondre, avec ses repères et sa cosmogonie, un nouveau monde apparaît, encore peu déchiffrable. La grande inquiétude qui accompagne ces basculements tient surtout à ce que, comme on dit, "les contemporains ne comprennent pas l'histoire qu'ils vivent". C'est en général longtemps après, cinq ou six générations après que l'on est capable d'identifier rétrospectivement la nature du basculement qui a infléchi l'aventure humaine. Aujourd'hui cependant un élément nouveau se surajoute : la rapidité phénoménale des mutations. Le passage du paléolithique au néolithique s'était étalé sur plusieurs millénaires, la fin de l'empire romain sur trois siècles, la Renaissance (qui commence en réalité à la jointure des XIIe et XIIIe siècle) se produit en deux siècles, voire davantage. Aujourd'hui, l'essentiel des grandes mutations (économique, numérique, génétique, écologique) s'est accompli en une trentaine d'années, c'est-à-dire moins d'une génération. Cela signifie qu'en changeant radicalement de rythme, le basculement change de nature. La "folie" des techno-prophètes, à mes yeux, en témoigne à elle seule.

BD : Philippe Descola a mis à jour quatre systèmes de pensée dont le plus connu est l’occidental. Brièvement, la pensée de l’Occident sépare nature et culture. Elle est fondée sur une continuité matérielle entre l’homme et le monde naturel, doublée d’une discontinuité marquée par les aptitudes culturelles, morales et surtout, une intériorité qui est refusée aux êtres naturels alors qu’elle fut quasiment sacralisée par la philosophie moderne qui en fit la « matière » pour construire le sujet. Pensez-vous que le transhumanisme s’inscrit dans une mouvance visant à destituer le sujet humain en façonnant un univers ontologique marqué par une continuité l’homme et la technologie, entraînant de ce fait une disparition du sujet ? Autrement dit, la dissolution de l’intériorité par l’externalisation de l’homme et de ses aptitudes.

JCG : J'ai lu Descola, et je l'avais longuement cité dans mon livre précédent ("Le Commencement d'un monde"). J'ai trouvé sous sa plume beaucoup de réflexions pertinentes, mais je ne crois pas que l'on puisse encore raisonner en distinguant "pensée occidentale" et "pensée chinoise", par exemple. Les civilisations ne sont plus des essences éternelles, elle sont devenues mixtes, métisses, interpénétrée les unes dans les autres. Y compris la pensée chinoise qui, dans ses tréfonds, est imprégnée de culture occidentale, comme du reste la "civilisation" indienne. Nous sommes entrés dans une séquence historique marquée par une "rencontre" des civilisations, qui interagissent les unes sur les autres. Un jeune étudiant chinois d'aujourd'hui est, par bien des côtés, aussi "occidental" que nous, même s'il retrouve le lien avec une partie de la tradition chinoise, par exemple le confucianisme. Encore s'agit-il d'un confucianisme réinterprété à l'aide des concepts venus d'Occident, c'est-à-dire d'un "néo-confucianisme". Désigner les civilisations comme des essences "éternelles", cela revient à souscrire à la thèse de Samuel Huntington sur le "choc des civilisations", thèse dont j'ai tenté de démontrer la fausseté.

BD : Actuellement, quelques penseurs évoquent une mutation des sociétés comparables à celle du néolithique il y a 10 000 ans. Ne pourrait-on relier le néolithique et les années 1970-2010 par un thème commun, celui de la domination par les techniques ? Le néolithique a vu naître l’exploitation des sols et des animaux grâce aux techniques d’élevage et d’agriculture. Notre âge pourrait être nommé néo-technique ou néo-industriel. Il serait façonné par une domination nouvelle, celle de l’homme sur l’homme par la médiation des nouvelles technologies. Le sujet serait alors désubjectalisé pour être un individu qu’on dresse à devenir autonome et employable, doublé d’un individu solvable, faisant l’objet d’une comptabilité, économique pour le marché, statistique pour l’Etat ?

JCG : Oui, on peut présenter les choses comme cela. Mais l'apprentissage des techniques et leur prévalence sont eux-mêmes des conséquences d'un bouleversement anthropologique plus simple et plus radical : au néolithique, les hommes passent du nomadisme à la sédentarité, de la cueillette à l'agriculture, de la chasse à l'élevage. Autrement dit, les groupes humains s'enracinent en un lieu, fondent la cité, la politique, l'économie, etc. Dans ce nouveau contexte les techniques voient leur fonction réévaluée à la hausse. Par le mot technique, je désigne aussi les plus simples : le grenier, le moulin, les modes de conservation des aliments, etc. Sans compter les techniques guerrières qui s'améliorent par la force des choses, dès lors qu'il existe un "territoire" et des "récoltes" à défendre.

BD : Lorsqu’on analyse la pensée des technoprophètes, peut-on parler d’une nouvelle forme de totémisme, appliquée non plus aux êtres naturels mais aux systèmes technologiques ? Ce nouveau totémisme incorpore par exemple des classes d’individus fondées non pas sur des archétypes animaux mais des cartes génétiques ? De plus, il accorde une sorte de pouvoir magique aux technologies les plus avancées ?

JCG : Je parlerai plutôt de superstitions scientistes. C'est d'ailleurs un peu la même chose. Fascinés par la rapidité des nouveaux processus technologique ("l'accélération accélérante"), les techno-prophètes en viennent à croire que la technique elle-même peut devenir une utopie de substitution. Pour eux elle doit être capable de résoudre des problèmes considérés jusqu'alors comme "sociaux" ou "politiques". L'utopie technologique se substitut, en somme, aux utopies politiques qui ont fait naufrage. Là où les hommes ont échoué, les machines réussiront. C'est une vision bien naïve des choses mais elle est attirante car elle est porteuse d'espoir. Il y a des gens qui pensent sincèrement que les OGM permettront de résoudre le problème de la faim dans le monde, ou que les femmes seront "libérées" une fois pour toute grâce à l'utérus artificiel qui les délivreront du "fardeau" de la grossesse. Ce n'est rien d'autre qu'une forme plus sophistiquée du scientisme qui a existé à toutes les époques.

BD : Le rêve trans-humaniste n’est-il pas un nouveau totalitarisme, sorte de pendant post-moderne aux systèmes totalitaires du siècle précédent que furent le soviétisme et le nazisme ? Si tel était le cas, diriez-vous que la bataille menée par les démocraties contre ses anciens ennemis n’est pas gagnée parce qu’un ennemi plus sournois se dessine, combinant le politique, les marchés et les pouvoirs liés aux nouvelles technologies ?

JCG : Le trans-humanisme est l'exemple parfait de ces utopies de substitution. On part de l'idée que, si l'on peut améliorer technologiquement les performances (musculaires, cérébrales, visuelles) d'un être humain, alors il faut tout mettre en oeuvre pour fabriquer un "homme améliorer". Dans l'histoire, ajoutent les tenants de ce projet, l'homme a toujours veillé à améliorer sa constitution et ses capacités physiques. Pourquoi ne pas aller plus loin et renoncer carrément à cette vieille idée de l'"humain" ? Ce projet me glace pour une raison très simple. Si vous acceptez ce concept de "l'homme amélioré" par le truchement de la technologie, alors vous acceptez du même coup qu'il pourra y avoir demain des "humains" plus performants que d'autres, c'est-à-dire des "surhommes" et des "sous-hommes". C'est par se biais qu'on renoue, inconsidérément, avec la nazisme, en fracturant le concept d'humanité qui n'a de sens que s'il est indivisible. Jusqu'à présent, nous pensons — je pense — que tous les hommes sont "humains", et qu'en termes d'éthique un handicapé mental est autant "humain" qu'un professeur de biologie. Cette unité de l'espèce humaine est au fondement même de notre éthique. Accepter qu'elle soit fractionnée rend possible un retour "innocent" à la barbarie.

BD : Vous entamez une enquête philosophique sur les nouvelles dominations. La question des pouvoirs n’est-elle pas la plus essentielle à interroger et solutionner depuis que les hommes vivent en société ? Les dominations sont-elles, à l’image des bourgeois en métamorphose pour reprendre une thèse d’Ellul, des rapports sociaux dynamiques se transformant au fil des siècles, prenant des formes spécifiques en utilisant les techniques disponibles ?

JCG : J'insiste sur l'idée de domination, car elle me paraît plus opératoire que celle de "classes" ou de "lutte des classes" dans des sociétés où les lignes de conflit ont été brouillées, ou les "lignes de front" ont été déplacées. J'ajoute que le propre de ces nouvelles dominations est d'avancer masquées. Elles se présentent comme des "libérations", des réformes modernes, alors qu'elles ne font que ressusciter des inégalités archaïques. Pensez à la façon insidieuse avec laquelle les néo-libéraux, sous couvert de réformes et de ruptures, nous ramènent peu à peu au capitalisme sauvage et inégalitaire du XIXe siècle. Pensez à des "projets" comme celui des "mères porteuses" qui, sous couvert d'échanges généreux entre femmes, précipite la maternité elle-même dans la société marchande. Je cite deux exemples, il y en a des dizaines. Il s'agit d'apprendre à reconnaître ces nouvelles dominations, à les débusquer, pour être en mesure d'organiser la résistance.

BD : Une question sur les savoirs. Les tentatives néo-scientistes de naturalisation de l’esprit en neuroscience, de mécanisation du vivant en génétique, les options darwiniennes en évolution, les voies technoscientifiques liées au « mythe » de la singularité, bref, toutes ces voies axées sur l’opérationnel, l’extériorité, le mécanisme, ont-elles définitivement tracé la voie des connaissances ou bien existe-t-il une brèche permettant de refonder une métaphysique nouvelle, replaçant le sujet dans son intériorité, sa transcendance faite de mystère et d’incarnation, alors que la nature pourrait se dessiner en la rétablissant dans son intériorité, ses essences, bref, en revisitant le schéma aristotélicien et médiéval ?

JCG : Oui, je crois qu'il faut prendre garde à ce que André Gorz appelait "l'immatériel", c'est-à-dire une déréalisation progressive du monde qui aboutit à prendre en compte uniquement ce qui peut se compter, se mesurer, s'évaluer quantitativement, au détriment de "ce qui compte" sans pouvoir "se compter". Par exemple la solidarité, la gratuité, l'amour, la poésie, la sagesse, toutes choses que ne peuvent "saisir" les algorithmes en usage dans l'informatique. Contre cette réduction comptable de l'humain, contre cette déréalisation "transparente" du monde, il s'agit en effet de refondre l'intériorité et de défendre bec et ongle cette "incarnation" que les chrétiens semblent avoir oubliée en chemin.


Lire l'article complet, et les commentaires