Escalade et montée aux extrêmes

par claude bonhomme
lundi 18 février 2013

Ce texte pourrait être considéré comme une suite à deux textes que j’ai publié récemment : "Les otages veulent des trains qui arrivent à l’heure" et "Blocage de la circulation". En effet, il commence aussi par une question de transport.

Mais son actualité aura été rendue brûlante, non pas par les palinodies de Madame Sophie de Menthon, mais par le suicide d’un chômeur devant le Pôle Emploi de Nantes.

Avarie matérielle et défaut d’alimentation

Les usagers de transports en commun en connaissent les inconvénients. Mais parce qu’ils sont aussi des clients, ils ne sont pas toujours laissés dans l’ignorance des causes de leurs contretemps. Les conducteurs de RER ont été initiés aux exigences de la relation client et certains se montrent fort civils et parfaitement informés de la nocivité des mots noirs. Ainsi, à l’occasion d’une « immobilisation en rase campagne » d’une minute à un heure ou deux, ils informeront leur public au micro et déploreront une « avarie matérielle » ou un « défaut d’alimentation ».

La même explication pourra être servie aux passagers si le train est immobilisé durablement et qu’un autre train les ramènera à Paris (par exemple) où ils pourront emprunter un autre train pour visiter la banlieue avant de rentrer chez eux…

En revanche, si l’arrêt du train n’est pas motivé par une « avarie matérielle » ou un « défaut d’alimentation », le motif le plus souvent entendu dans le haut-parleur, ce sera « l’incident voyageur ».

 

Voyageur, passager, usager, client.

Fréquemment, l’incident voyageur est un accident qui met une fin définitive à son voyage, à son passage sur Terre. Parfois même, il s’agit d’un suicide.

Et il arrive que des passagers, des voyageurs, survivants se montrent agacés, voire fort marris. Ils ont payé pour être transportés et ne sont plus transportés du tout par l’efficacité du service. Ils rappellent donc qu’ils sont aussi des clients, et parfois l’entreprise de transport consent à des gestes commerciaux.

Depuis quelques années, des entreprises de service public ont entrepris une innovation sémantique. Elles croient honorer du nom de « clients » ceux qui étaient jusqu’à la fin du siècle dernier « des passagers, des voyageurs, des usagers, voire des abonnés du téléphone ». Et même dans certains hôpitaux, il convient désormais de ne plus parler de « patients », mais de « clients ».[1]

Certainement, donc, cette extension de l’appellation ne doit pas être une lubie de celles et de ceux qui savent le management des affaires et des ressources humaines. Elle doit être considérée comme une exigence légitime des passagers, des voyageurs, des usagers, des patients et des abonnés du téléphone. Fort logiquement, les passagers, les voyageurs, les usagers, les patients et les abonnés du téléphone sont devenus des clients exigeants et même plutôt impatients.

La relation client est donc primordiale. C’est ce que montre sans fard Philip K Dick dans son documentaire A rebrousse temps. Le texte en a été écrit en 1967 et l’action se passe en 1998. L’auteur rapporte que, depuis une dizaine d’années, le cours du temps s’est inversé. Les vivants rajeunissent et les morts ressuscitent (ainsi que l’avaient d’ailleurs prévu les Evangiles). Une nouvelle activité commerciale (une niche au sens de Peter Drucker et de Tom Peter) est donc apparue : l’exhumation des morts qu’on appelle les « anciens nés ». Dans le dialogue ci-dessous, on retrouve bien l’éternel malentendu entre les commerciaux et les techniciens ; et la nécessité d’une relation client [2] :

- Nous sommes en train de forer, Mrs Benton. Tenez bon et ne vous faites aucun souci. Cela ne prendra que quelques minutes. (Le médecin dévisagea Lindy.) Vous n'avez donc pas pris contact avec elle ?

- J'ai mon travail, grommela l'ingénieur. La discussion, c'est vous autres et le père Faine que cela regarde.[3]

 

Escalade et piolet

Mais si tout devient urgent dans ce monde moderne et mondialisé, il ne faut cependant pas confondre vitesse et précipitation. Aussi, dans les sociétés de services qui déploient la modernité technologique sur des clients impatients, les managers avisés ont prévu des processus d’escalade. Dès lors, l’exigence client (qu’il ne faut pas appeler un problème, car, dit-on, c’est un mot noir) remontera d’abord au sommet de ligne hiérarchique avant de se précipiter sur le terrain.

Bien sûr, l’ascension vers le sommet ne se fera pas sans difficulté. Il y aura des échanges (téléphone, courriel) vifs et parfois orageux. On pourra même parfois en arriver aux mains (il faut bien mettre la main à la pâte). Car il ne faut reculer devant rien pour satisfaire un client qui recevra des enquêtes de satisfaction. Nafissatou Diallo en sait quelque chose.[4]

Lescalade étant un art difficile, il est bien sûr exercé par des experts. Certains envisagent l’introduction d’un outil supplémentaire : le piolet.

Il faut prendre garde cependant. C’est un usage inapproprié de cet outil qui avait mis fin prématurément à la carrière d’un manager célèbre : Léon Trotski. Certes, il avait pris des libertés avec son N+1, mais il avait quand même dirigé l’Armée Rouge d’une main de maître pendant plusieurs années.

Le symbole du piolet est donc peut-être contre productif. En effet, depuis quelques années, les entreprises de services ont connu plusieurs tentatives de suicide et celles-ci ont parfois été couronnées de succès. Selon des observateurs, elles auraient même été rebaptisées « entreprises de sévices ».

L’escalade deviendrait ainsi une montée aux extrêmes ; voire aux dernières extrémités.



[1] Ce mot est entré dans la langue française en 1437 (selon le Petit Robert) dans le sens de lui donnait le latin de la Rome antique : « Plébéien qui se mettait sous la protection d’un patricien appelé ‘patron’ ». Par analogie, il a désigné « celui qui se place sous la protection de quelqu’un ». Il a fallu attendre 1829 pour qu’il désignât la « personne qui achète ». Comment ce second sens, dérivé et contraire, en est il arrivé à supplanter le sens premier ? C’est un mystère sur lequel nous nous arrêterons peut-être une autre fois. Mais on peut remarquer déjà au XXème siècle des formules toutes faites : « le client a toujours raison » ; « le client est le roi ». A la fin du siècle, dans un autre domaine, on parlera d’enfant-roi.

[2] En réalité, ce documentaire serait un roman de science fiction. La preuve en est que l’action est postérieure au récit qui en fait. Mais cela n’enlève rien à la démonstration. La présence de prêtres dans les entreprises et les transports en commun serait à envisager pour humaniser les relations, et pas seulement la relation client.

[3] C'est pour éviter de telles situations, si regrettables, que des entreprises post modernes ont inventé depuis les notions d'ingénieur commercial, voire d'Ingénieur Commercial Spécialisé Solutions Communicantes.

[4] N’en déplaise à Sophie de Menthon qui n’a pas peur des mots noirs et qui tient sans doute, en levant le menton, à donner un sens définitif à l’expression « être blonde ».

 


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