Faillite de l’Education nationale : tous complices ?
par Daniel Arnaud
vendredi 10 décembre 2010
Avant-hier après-midi, une manifestation était prévue dans les rues de Corte (Haute-Corse) en soutien à deux professeurs renvoyés devant le tribunal correctionnel pour « complicité de fraude aux examens ». De nombreux syndicats d’enseignants ou d’étudiants, ainsi que des associations de parents d’élèves, avaient appelé à cette journée d’action Scola morta (Ecole morte, en corse). Comment en est-on arrivé là ? Et qu’est-ce que cette affaire révèle de l’état de notre système éducatif ?
Il faut rappeler que l’académie de Corse se trouve dans la tourmente depuis l’automne 2008. Cinq personnes (dont l’ancien secrétaire général de l’académie et les deux enseignants en question) sont mises en examen dans le cadre d’une enquête sur une affaire de fraude au concours de recrutement des professeurs des écoles en 2007, à laquelle est venu s’ajouter un soupçon sur le Bac 2008. Les écoutes téléphoniques dont le rectorat a fait l’objet plusieurs mois durant révèleraient que des notes auraient été remontées sur commande, afin de privilégier certaines familles. Clanisme ? Clientélisme ? Une accusation que les syndicats d’enseignants insulaires, qui soutiennent leurs collègues mis en cause, rejettent catégoriquement. Pour eux, la seconde affaire devrait être dissociée de la première, et ne relèverait que d’une méprise quant à une banale procédure d’harmonisation des notes. Les intéressés seraient poursuivis… juste pour avoir fait leur travail normalement.
Pourtant, derrière ce dernier mot, « normalement », il y a une question de fond sur laquelle on aimerait bien voir s’exprimer avec autant de fougue tous les syndicats d’enseignants, qu’ils soient insulaires ou nationaux : que vaut vraiment le Bac, et quel est l’état réel du système éducatif ? Depuis la publication d’ouvrages critiques sur l’Education nationale (notamment ceux de Jean-Paul Brighelli), on sait très bien que les chiffres sont quelque peu frelatés, et ne reflètent nullement la réalité du niveau. Pire, ils peinent à voiler une réalité éducative à 40 vitesses, dans laquelle la valeur du diplôme dépend largement de la situation sociale et géographique du candidat. Un tel déterminisme empêche-t-il la révélation du talent lorsqu’il existe, y compris dans un milieu défavorisé ? Sans doute les conditions de l’égalité des chances sont-elles loin d’être réunies. La dérive pédagogiste, aboutissant au nivellement par le bas à force de « valorisation » abusive de l’élève, y est pour beaucoup, surtout quand elle est encouragée par une administration-voyou prête à casser le professeur qui maintient encore son niveau d’exigences. D’où les résultats inquiétants, concernant le système éducatif français, de l’enquête PISA rendue publique ces derniers jours.
« Que faire quand sur dénonciation d’une mère d’élève, un professeur est sommé de relever ses notes et que, faute d’obtempérer, on le traduit devant un triumvirat réunissant inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique et chef d’établissement pour le menacer de sanction s’il n’obéit pas ? », s’interroge du reste Paul Villach dans un article publié sur Agoravox le 8 décembre 2010.
Une chose est sûre, on attend encore un quelconque appel à une journée d’action Scola morta en soutien aux victimes de tels abus administratifs… Et pour cause. S’il faut saluer les « profs-résistants » qui, depuis des années, dénoncent une école à la dérive, beaucoup d’autres, en réalité, ont relayé avec complaisance les consignes les plus imbéciles pour « valoriser » l’élève « au centre du système »... Depuis 30 ans, ce sont bien eux les complices actifs du trucage des chiffres des examens, qui conduit en réalité à la dévalorisation du Baccalauréat : le jour des corrections, en effet, ce n’est pas l’inspecteur qui surnote, mais bien le correcteur devant sa copie. Et « obéir aux ordres », à cet égard, ne justifie nullement la perpétuation d’une mascarade privant le grand public d’informations fiables sur la réalité du niveau. Si les professeurs avaient vraiment voulu lutter contre la faillite du système, ils auraient très bien pu refuser d’appliquer des barèmes juste destinés à soigner les statistiques. Ca s’appelle « désobéir », tout simplement, pour ne pas céder à un Munich pédagogique. Comme l’écrit La Boétie dans son Traité de la servitude volontaire, le tyran tient son pouvoir du consentement du tyrannisé... et les recteurs et les inspecteurs successifs ont bien tenu le leur du consentement des enseignants eux-mêmes...
Si on filait la métaphore du monde de la finance, on pourrait dire que les fameux « 80% de réussite » représentent une sorte de « société-écran » servant à dissimuler les « malversations » (c’est-à-dire toutes les dérives, y compris en termes d’incidents violents, qui minent l’Education Nationale). Aussi le linguiste Alain Bentolila écrit-il avec justesse :
« [...] On trafiqua progressivement les examens [...] Et bien sûr, année après année, on diminua les exigences du bac pour en arriver aujourd’hui à cette parodie d’examen auxquels seuls les candidats semblent encore croire : ils déchanteront vite en s’apercevant du peu d’impact que ce diplôme a sur leur destin social. » (Le Figaro du 1er juillet 2010)
Les collaborateurs de cet artifice, eux, peuvent en revanche conseiller leurs enfants (en allant jusqu’à les mettre dans le privé pendant qu’ils manifestent avec le SNES, quelquefois) à partir d’un réel échange d’informations professionnelles. Le François Bégaudeau d’Entre les murs est en quelque sorte emblématique. Voilà un fils de classe moyenne qui en possède les codes, et qui sait en jouer pour se bâtir un réseau parisien et « faire carrière ». Il publie, crée une revue, récolte une palme d’or (!)... tout en cautionnant les thèses d’un Philippe Meirieu et la baisse du niveau. A ses élèves, il lance d’ailleurs « peu importe de savoir que Vienne est en Autriche » (réplique représentative de son refus d’instruire). C’est le démagogue par excellence. Et justement, cela signifie qu’il juge inutile de communiquer à une partie de la population (la plus modeste) certains savoirs et certaines informations. Il est en revanche heureux de les posséder pour son propre compte et de pouvoir les mobiliser. Comble du cynisme chez cet initié : il fait la montée des marches à Cannes avec ses élèves... en sachant pertinemment que ces derniers ne possèderont jamais les codes dont il se sert lui-même. Crime parfait, il parvient surtout à quitter son collège et à ne plus se retrouver devant ses « apprenants », après avoir passé son temps à les flatter... Il tire bien profit d’informations privilégiées qu’il se garde de transmettre à des individus étrangers à son milieu.
Alors oui, par définition, c’est là le « délit d’initié » auquel se livrent... de faux maîtres pour de vrais esclaves. Les deux enseignants de Corte sont-il coupables des faits qui leur sont reprochés ? Rien ne permet de l’affirmer, et il est légitime de s’inquiéter d’une judiciarisation des pratiques qui peut conduire le membre d’un jury d’examen en garde à vue et à une interdiction de quitter le territoire. La communauté éducative dans son ensemble, que ce soit en Corse ou dans les académies du continent, est-elle en revanche responsable des dysfonctionnements qui minent aujourd’hui notre école, et qui compromettent de fait un intérêt public ? Probablement.
Daniel Arnaud
Auteur de Dernières nouvelles du front, choses vues dans un système éducatif à la dérive, Paris, L’Harmattan, 2008.