Fanatismes et fantasmatique (II)

par Bernard Dugué
lundi 11 avril 2016

Les deux dispositifs capables de maîtriser le fanatisme et le fantasmatique ont été employés avec des succès avérés mais loin de ce que l’on pouvait espérer. Ce sont la théologie et la philosophie avec la Raison en position centrale pour les deux. Le monde « pathologique » aux multiples ressorts fantasmatiques place l’individu dans un univers des formes faisant office de contenu. Cet univers est dépourvu de transcendance, de verticalité. Les techniques de l’information ne sont qu’aplatir le monde en créant une écume qui masque le fond substantiel des êtres. Ce monde a été analysé il y a 20 ans par Peter Sloterdijk (traité d’intoxication volontaire) qui s’est également prononcé sur l’intérêt d’utiliser la métaphore du système immunitaire pour caractériser notre époque. Le fantasmatique ne choque même plus et même devient anodin et invisible. Comme si nous nous étions habitué à vivre dans un monde « pathologique » dépourvu de contenu, de sens. Les bavards médiatiques sont dans la posture du faux étonnement quand ils font remarquer que les hommes d’Etat les plus en vue n’ont pas de vision pour l’avenir. Cela fait 20 ans au moins que ce système sans vision au contenu négligé perdure et que le monde ne cessé d’avancer avec ses pathologies sociales devenues chroniques. The show must go on !

Fantasmatique est dérivé du grec phantasia qui signifie hallucination. Le sens s’applique encore actuellement si l’on convient que les fantasmes mentaux sont des hallucinations dans le système des idées. Le cerveau est rempli d’information et interprète le monde contre la raison des choses. Le cerveau déformé voit le monde de telle manière que sa vision confirme ses désirs idéologiques et fantasmatiques. Le monde économique déforme aussi le cerveau avec la publicité et les médias ne font guère mieux. C’est pour cela que les débats sont occupés par tant de polémiques. Du grec polemos, guerre. Si guerre il y a dans la polémique, c’est une guerre qui concerne la manière de voir des interlocuteurs, un « voir » qui porte le plus souvent sur les structure formelles et non pas le contenu, qui lui est au centre des controverses philosophiques. Dans la polémique, les esprits aboient et s’accrochent à la forme des faits en se disputant sur le bien et le mal, le bon et le mauvais. A l’inverse, la controverse porte sur les chemins, les voies, les aspirations, la verticalité de l’être projetée dans l’advenir. La polémique et la controverse sont dans le même rapport que l’innovation et la création. Pour conclure provisoirement, il nous faut envisager que le monde poursuive sa course pathologique dans la mesure où les technologies de l’information ne cessent de se déployer, offrant de ce fait des moyens accrus pour la propagation de virus mentaux. Le fantasmatique a un bel avenir. Le fanatisme a une longue histoire qui n’est pas prête de se terminer. Notre monde est démuni pour combattre le fanatisme. Une guerre faite contre le terrorisme et ses effets viraux, ses impacts immunitaires, ce n’est pas une guerre conventionnelle comme celles du passé qui opposaient des armées sur un territoire. Nous sommes dans une conjoncture différente qu’il faut penser avec des outils inédits.

Une chose est certaine, la multiplication des moyens de communication avec le Net et les écrans domestiques offre des supports pour la propagation des infections virales fantasmatiques et le processus n’est pas prêt de s’éteindre. Les informations pléthoriques et souvent déformées ne peuvent qu’altérer les processus intersubjectifs par lesquels les individus acquièrent du contenu et remplissent leur être. Le monde des formes au contraire constitue un écran d’information donnant l’illusion d’un plein mais ce n’est qu’un artifice et la mécanique des profondeurs finit par faire entendre sa vérité sous formes d’intuitions phénoménologiques (au sens de Husserl), notamment le sentiment d’angoisse ou d’errance et bien évidemment, l’idée d’un vide existentiel.

Le fanatisme a une longue histoire. Après la Renaissance, dans le courant du 16ème siècle, se sont déroulées des guerres de religion dont l’épisode le plus connu est le massacre de la saint Barthélemy. Les fidèles sont sortis des clous. Le 16ème siècle a vu aussi s’amplifier les pratiques dites magiques dans le sillage de Paracelse et de ses résultats alchimiques dans le domaine de la médecine. Mais très vite, les docteurs de la foi y ont vu l’empreinte du malin et la chasse aux sorcières a commencé. Le pouvoir politique renseigné par une pseudo-science religieuse s’est appuyé sur plusieurs traités dont le « marteau des sorcières », ouvrage ayant connu plus de trente éditions recensées, entre 1487 et 1669. Ce qui montre bien le ressort fantasmatique lié à cette police religieuse et les jugements exécutoires prononcés par des tribunaux princiers avec l’appui de textes que l’on qualifierait de performatifs. Pourtant, l’Eglise et ses docteurs éclairés étaient opposés au contenu de ce livre sur les sorcières et leur démon. La théologie aurait dû contenir la chasse aux sorcières et même les massacres entre fidèles mais la religion a dévié et suscité fanatismes et fantasmes. La raison a eu le dernier mot sur cette chasse avec comme figure emblématique Malebranche qui a su développer des arguments rationnels et théologiques pour faire cesser cette folie politique. L’étude de cet épisode de l’Histoire est très instructive. Elle montrerait comment un pouvoir politique s’inspire d’une religion et l’instrumentalise en la faisant sortir de ses cadres théologiques. La chasse au sorcière fut un phénomène de société dont le ressort était politique et la pseudo-science religieuse un moyen.

Au 21ème siècle, les sociétés ont été profondément transformées mais le fanatisme n’a pas disparu malgré les espérances nourries par la raison, la démocratie et le progrès matériel. Ce fanatisme est d’actualité avec les attentats en Europe et dans le monde et ne se réduit pas uniquement aux mouvances islamistes. Quant au fantasmatique, ne peut-on en déceler quelques exemples dans un champ inattendu, celui des applications scientifiques. La science s’est substituée à la magie. Paracelse a fait place aux spécialistes des épidémies dotés d’arsenal permettant de séquencer les génomes et d’analyser les molécules. Lorsque le virus H1N1 arriva, un phénomène de « panique » s’est développé. Les « fantasmes pandémiques » se sont propagés grâce aux médias (voir mon analyse dans le livre « H1N1, la pandémie de la peur »). La « panique » s’est propagée avec comme source les élites, les milieux politiques, les autorités scientifiques et comme cible les populations sans oublier les médias qui sont habilités à diffuser les informations, qu’elles soient toxiques ou salutaires. Mais la raison et les faits ont fini par contrer ce théâtre de peurs sanitaires propagées par des « virus fantasmatiques » avec la complicité de quelques autorités.

Le fanatisme et le fantasmatique sont dans le même rapport que le contenu et la forme ou alors le psychotique et le névrotique. Telle me semble être la conclusion provisoire de cette incursion sociologique, une conclusion qui sert de clé heuristique pour introduire l’ontologie de la forme et du contenu comme l’un des « axes cardinaux » de la philosophie concernée par l’information et l’ordre. Une philosophie qui convient également à la nature et au monde physique.


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