Fascisme et radicalisation : une hypothèse au-delà de la séduction
par jjdelfour
lundi 15 février 2016
La croissance du vote pulsionnel n’est pas seulement due à la séduction du terrorisme mais aussi à l’attrait ancien et rodé de la radicalisation. Certes, l’extrême-droite plaît parce qu’elle propose une sorte d’identification défensive et légitime à l’agresseur terroriste. Mais elle prospère aussi en raison de l’accélération de la société techno-capitaliste et à la mesure de la violence de la domination.
La radicalisation est le chiffre de la modernité. Le mythe du changement total, grâce aux marchandises et aux technologies d’ivresses et d’accélération, l’innovation comme gouvernement, la transformation technologique du monde comme processus radical, une révolution sans révolutionnaire, l’industrialisation comme destin et comme progrès, tels sont les traits de la modernité.
L’imagination du carnage est le principe de défenses parmi lesquelles, opposé au recul réflexif, se trouve le désir de meurtre. Lorsque la peur règne dans les rapports sociaux, quelles qu’en soient les raisons, le terrain est propice aux mouvements totalitaires et aux fascismes, quel que soit leur degré d’hypocrisie, parce que ces derniers promettent de tuer l’ennemi : ils donnent une crédibilité et une satisfaction à l’émotion paranoïaque. Le fascisme est par nature délirant en ce qu’il radicalise et perpétue le moment paranoïde (provisoire) de toute réaction défensive.
La politique rationnelle consiste à agir contre les facteurs de destruction de la société (chômage, isolement, ignorance, absence de solidarités, soumission à la violence de l’égoïsme capitaliste, etc.). Or, précisément, depuis maintenant des décennies, les politiques gouvernementales, de droite et de gauche, ont abandonné cette mission fondamentale du politique. Si les partis classiques ne font rien, le seul parti qui a l’air de vouloir agir séduit immédiatement.
L’effondrement du politique signe le transfert du pouvoir à la technique et à l’innovation industrielle, c’est-à-dire aux ingénieurs et à ceux qui les emploient. Le capitalisme a étendu son hégémonie certes intellectuelle mais aussi matérielle à l’ensemble de la société, expliquant partout que toute résistance était inutile, que, malgré quelques désagréments çà et là (quelques dizaines de millions de pauvres), les profits de quelques-uns finiraient bien par améliorer la condition des autres.
Face à la radicalité capitaliste et à l’accélération technologique, les politiques gestionnaires, même en relayant activement l’idéologie ultra-libérale, cassant le droit du travail, démantelant l’école, etc., semblent inertes. Rien ne vient contrer la stratégie du désastre. C’est là que le fascisme, avec son simulacre d’activisme, sa haine non refoulée, son discours de légitimation de la pulsion et du délire, fournit une contre-radicalité dont l’audience est proportionnelle d’un côté à l’inertie des partis de gouvernement et, de l’autre côté, à la violence de l’agression terroriste.
Le fascisme paraît naturel dès lors que la jouissance horrible des images psychiques du carnage a occupé les esprits de tous, nuit et jour. L’ennemi venu d’ailleurs, éternel fantasme du délire fasciste, aisément désintégré tant que les politiques de gouvernement produisent de l’action visible et efficace, trouve soudainement une attestation par le réel des horreurs du terrorisme. D’où le côté délire véritable, paranoïa normale.
Mais la souffrance psychique causée par le terrorisme et la suspension des inhibiteurs de la pulsion ne vont pas durer indéfiniment. Encore faut-il contribuer à la métabolisation de la pulsion de mort en désir de vie, ce qui ne se fera pas en condamnant l’explication et l’analyse, en continuant d’oublier la vraie politique. Ici, la guerre n’est que la continuation de la pulsion par d’autres moyens.
Le chef de l’État n’a pas vu que se précipiter dans la guerre aérienne c’était obéir aux terroristes et légitimer la violence de mort dans l’espace public. Daesh a contaminé l’État, l’a fascisé et a fascisé l’opinion publique à qui l’on a un peu trop vite demandé jusqu’à quel point elle était prête à abandonner des libertés publiques déjà limitées par le terrorisme délayé de la surveillance généralisée. Fasciné par la jouissance du carnage, la fascisation – c’est-à-dire la désinhibition de la pulsion de mort – apparaît comme une évidence, un donné réel brut, déjà là, tout se passant comme si l’adhésion au fascisme était déjà opérée par les faits.
Désinhibition de la pulsion, c’est-à-dire très précisément le côté psychologique de la radicalisation. Si le capitalisme se caractérise par la désinhibition de la pulsion d’enrichissement et le projet technologique par l’oubli de la précaution et de la préservation, le terrorisme de groupuscule ou d’État se caractérise par la désinhibition de la pulsion de mort, et le fascisme, légitimation de la pulsion de violence, leur est apparenté.
L’histoire des sciences et des techniques a montré comment le capitalisme chimique et l’industrialisation ont, depuis 1760, été imposés de force, développant des outils de transformation rapide de la société, dans une sorte de révolutionnarisme technologique et administratif, prélude aux transformations politiques radicales récentes (l’invention de l’homme de l’extermination atomique, de la surveillance totalitaire, etc.).
C’est toute la modernité qui est radicale. Assertion qui doit être balancée par le regard sur la politique – rationnelle – comprise comme conservation des droits fondamentaux de l’être humain, c’est-à-dire l’inhibition de tout ce qui contredit cette conservation. Le fascisme n’est pas inéluctable. Mais il faut saisir le fil pulsionnel – certes complexe – qui le relie à la violence d’État, au capitalisme et au terrorisme. Combattre sur tous ces fronts à la fois, en disposant d’un système d’hypothèses cohérent et amendable, est la requête de l’événement à laquelle il faut répondre si l’on veut éviter la mutation de l’histoire en destin, du présent en répétition du passé.
Jean-Jacques Delfour