Faut-il encore interdire Mein Kampf ?

par Bernard Dugué
mercredi 7 mai 2008

Après le documentaire d’Arte, diffusé le 6 mai 2008 (un an après… facétieux les Artiens !) consacré à ce livre sulfureux écrit par Hitler et ses collaborateurs, une question se pose. Pourquoi un livre aussi important pour saisir une période cruciale de notre histoire n’est-il pas édité en France et, de plus, interdit ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, Mein Kampf, long texte rédigé par Hitler alors qu’il purgeait une peine de prison en 1924, puis remanié par ses collaborateurs, n’est pas disponible en librairie et du reste interdit. Pourtant, il s’agit d’un document d’histoire important, permettant de comprendre dans le texte le cheminement d’une pensée ayant habité un homme, un cercle, puis une nation ; conduisant aux résultats consignés dans les livres d’histoire. Le citoyen ordinaire n’a pas accès à ce texte. Mais il est possible d’en avoir connaissance si on est inscrit dans une bibliothèque universitaire sous réserve qu’il soit au catalogue. Ce qui était le cas à l’université Michel de Montaigne à Bordeaux. Il y a une quinzaine d’années, en remplissant la fiche pour sortir un ouvrage des archives, chose courante, j’ai pu avoir entre les mains un exemplaire de la traduction française parue en 1935 aux Nouvelles Editions latines. Une édition de référence, un « bootleg », fidèlement traduit sans les censures allemandes effectuées dans d’autres langues. Une version piratée à l’initiative d’un éditeur maurassien et anti-hitlérien, un livre pour alerter les Français de la menace. Quand la bibliothécaire n’a informé que le livre ne peut pas être emprunté comme n’importe quel ouvrage je n’ai pas été surpris. De plus, la procédure est très particulière. J’ai dû laisser en échange une pièce d’identité contre la remise de ce livre qu’il m’était possible de consulter sur place uniquement. Bien évidemment, j’aurai pu faire une photocopie, mais, comme ce texte ne m’inspirait aucun intérêt particulier si ce n’est une curiosité d’honnête homme adhérant à la culture de son époque, je l’ai feuilleté une demi-heure avant de le rendre pour récupérer ma carte d’identité. Toute cette procédure me donna le sentiment de manipuler une chose défendue, un peu comme les manuscrits libertins échangés sous le manteau pendant le XVIIIe siècle. Maintenant, Sade est en vente libre dans les supermarchés, mais Mein Kampf reste en accès limité, comme s’il s’agissait de manipuler un stock de dynamite. Ou une lampe qui, si on la frotte, libère l’axe satanique du mal !

Quoi qu’il en soit, accéder à Mein Kampf était déjà un jeu d’enfant bien avant internet ; avec des éditions pirates (l’une éditée en 1998 circulant en Allemagne) uniquement accessibles aux curieux et surtout aux néo-nazis. Fallait-il interdire la publication de Mein Kampf ? En sachant que les individus les plus déterminés et les plus féroces pouvaient accéder à ce texte. Peut-on penser que l’interdiction de ce texte rend son contenu sacré, comme s’il s’agissait d’un secret précieux auquel quelques élus pourraient accéder, alors qu’une édition l’aurait situé comme un document historique permettant de comprendre pourquoi l’Histoire a déraillé. Et ce qui s’est passé dans la tête des nazis, ainsi que le bourrage de crâne infligé à des Allemands qui n’avaient rien demandé, mais se sont vu offrir ce livre à l’occasion d’un mariage. Mein Kampf a été tiré à plus de 10 millions d’exemplaires. Dieu merci, les temps ont changé. Ce qui se diffuse à ce niveau, c’est le catalogue Ikea, ô combien plus utile pour des jeunes mariés que Mein Kampf ou même la Bible !

Faut-il encore interdire Mein Kampf ? Si Voltaire était vivant, il répondrait sans aucune hésitation non, mesurant le contexte actuel. D’ailleurs, ce texte est en libre accès sur internet, lieu de libre expression qu’aurait fort apprécié Voltaire. Il est même étonnant que ce livre soit encore frappé d’interdit alors que la question nazie est enseignée et que la démocratie est devenue presque irréversible. Ce serait même un atout que d’éditer ce livre pour servir d’éducation citoyenne, pour montrer les délires fantasmagoriques d’une élite issue de la culture européenne ayant basculé dans l’irréparable et l’incompréhensible. Mais maintenant que ce texte est dans le domaine public, peut-on envisager une publication en cette période où on a peur de tout, des OGM, des virus, des étrangers, de la finance, de son voisin, du réchauffement climatique, des mots un peu trop crus ?

Rappelons le contexte. Hitler, emprisonné après une tentative de putsch, rédige un long texte qu’un éditeur futé baptisera Mein Kampf. Un livre motivé comme on s’en doute par un double ressentiment, personnel et par projection, national. Hitler prenant sur lui la défaite de 1918 et l’humiliation du traité de Versailles. Le livre se vend bien. Hitler, jugé inoffensif, est libéré. Puis, avec les bons soins de Rudolf Hess, le livre est complété et le texte définitif est prêt pour une large diffusion. La force de ce texte, c’est de mêler un destin personnel, un destin national et des explications toutes trouvés et pour le moins bricolées. La faute aux Juifs et à une contamination d’une race censée être pure, la race aryenne, avec ses ramifications en Autriche et en Tchécoslovaquie, une race qu’il faut rassembler. Et, là, des solutions toutes trouvées. Le traité de Munich en sera un moment emblématique. La pensée hitlérienne est simple. Elle repose sur une anthropologie de la pureté et de la souillure. L’ensemble justifiant un hyper-nationalisme comme jamais l’humanité n’en a connu. Ce qui justifie l’emploi de la force sur le droit, la légitimité de la puissance, des besoins du peuple allemand, face à la légalité des nations. D’où l’emploi d’une armée destinée à conquérir un territoire vital pour ce peuple qui selon les canons de la légitimité raciale et d’une vocation à asservir les autres races, doit disposer d’une préférence géopolitique. C’est donc le ressort essentiel du nazisme codifié dans Mein Kampf. La légitimité de la race et de la « légalité naturelle » face à l’universalisme abstrait du droit international encore en gestation. Un thème qui en dit long pour les connaisseurs !

En Allemagne, le livre est interdit de réimpression, pour des raisons apparemment évidentes. Par respect pour les victimes dit le chargé de communication de l’Etat de Bavière, titulaire des copyrights. Le documentaire d’Arte nous offre une chute surprenante. Un Juif interrogé se demande si justement, par respect pour les victimes, il ne faudrait pas donner ce livre comme objet d’étude et de discussion pour éviter d’autres génocides. Les Allemands ont peur de ce livre. On peut les comprendre. Mais nous, Français, pourquoi n’osons-nous pas affronter avec courage cet enjeu, pour montrer et affirmer que nous ne craignons plus rien, que nous n’avons pas les vieux démons dans nos âmes ? C’est d’ailleurs cette position que défend l’interlocuteur d’Arte, arguant qu’on ne devient pas assassin en lisant les mémoires d’un serial killer. La peur n’a jamais fait grandir l’humanité. Ne pas laisser ce livre être édité est un signe de lâcheté. On ne bâtit pas une société solide en fermant les yeux sur le passé, dût-il être le plus sordide. Le passé s’est produit. Il y a eu des forces pour le produire. Ayons le courage de comprendre pourquoi, non pas dans les yeux des assassins, mais dans ce feu pensant et virulent qui à travers les lignes de Mein Kampf, nous transperce l’âme en nous renvoyant à l’expérience du mal tel qu’il fut pensé et qui nous est donné à penser pour qu’on puisse le conjurer.

Mais qui sait, ce texte livre d’autres connivences. Souhaitez-vous en savoir plus ? Auquel cas, j’aviserai en étudiant quelques passages assez édifiants, lus en diagonale par mes soins. Lisez le chapitre sur l’opinion et la race par exemple.


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