Finir son assiette

par C’est Nabum
samedi 28 novembre 2020

L’estomac dans le salon

Il fut un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent imaginer, le repas terminé, eut-il traîné en longueur, les convives avaient fierté à rendre une assiette presque propre et en tout cas débarrassée de tout relief alimentaire. Même les sauces disparaissaient par la magie d’un pain qui avait alors mie absorbante et succulente. Il était question de faire honneur à la maîtresse de maison, bien plus rarement il est vrai, au maître queux. Nul ne dérogeait à la règle au risque de passer pour un impoli, un gaspilleur, crime épouvantable alors ou un délicat, ce qui n’était pas du meilleur goût.

Bien sûr quelques desserts préparés avec amour, supposaient une légère entorse à la règle, non pas qu’il faille sortir une assiette supplémentaire, les services issus de la liste de mariage avaient l’habitude de rester inexorablement au fond d’une armoire, non, il fallait alors retourner l’assiette pour être servi sur son envers. Il est vrai que la machine à laver la vaisselle n’était pas encore répandue dans tous les foyers. Pour bien montrer le sens aigu alors de l’économie, le café se prenait lui aussi dans l’indestructible verre Duralex qui avait si bien fait l’affaire dès un apéritif qui se prenait sans chichi et extravagances diverses et variées.

Il s’agissait alors de plier sa serviette, un solide tissu souvent agrémenté de broderies aux initiales de la puissance invitante et de se lever au signal du patriarche qui n’avait jusqu’alors pas bougé le petit doigt pour le service de table. La nappe, du même tonneau, sortait sans encombre des agapes et se faisait un devoir de ne tolérer que quelques miettes de pain, aliment qui du reste n’achevait jamais l’aventure, en partie inachevée. Ce qu’on prenait, on le finissait, il n’y avait pas d’exception à la règle.

Étions-nous plus malheureux alors que ces convives suffisants qui jonchent assiettes et nappe (souvent d’un mauvais papier jetable à l’esthétique douteuse et chargée) de reliefs dignes des grandes expéditions himalayesques ? J’en doute fort. Nous avions appris à nous servir ou à nous faire servir en proportion de notre appétit mais aussi de notre penchant pour le plat proposé. Il n’était pas question de prétendre ne pas aimer et d’aller quérir autre chose dans un réfrigérateur quand il y en avait un. Le micro-ondes n’était même pas une idée en l’air, chacun mangeait ce qu’il y avait, un point c’est tout.

Nous entendions inlassablement que la nourriture est sacrée, que nous disposions du bonheur de manger à notre faim, ce qui n’était pas le cas de tous les habitants de notre planète. Nous intégrions l’idée que jeter c’était d’une manière purement symbolique, certes, une sorte d’insulte à leur malheur. Je ne sais si cette conscience faisait de nous des êtres meilleurs, plus généreux et empathiques mais ce qui est certain c’est que même à l’école lors du goûter le partage était la loi d’autant plus aisément que ces stupides portions individuelles, pré et sur-emballées n’existaient pas encore.

C’est pourtant notre génération qui a laissé se développer ce gaspillage honteux, ces monceaux de nourriture jetés dans des poubelles qui ne vont même plus nourrir les cochons. Les porcs, quelles que soient nos confessions éventuelles, sont devant ces assiettes dans lesquelles s’accumulent les produits délaissés. C’est manifestement une société qui n’est plus bien dans son assiette ni même dans sa tête qui agit ainsi en dépit de la faim dans le monde pour complaire à une industrie alimentaire cause de cette immonde décadence.

Le pli est pris, finir son assiette est même de la dernière ringardise dans certains milieux. Ceux-là même qui prétendent gouverner pour le bien de tous et se gavent de homards ou de petits fours. Ils ont même édicté des lois pour interdire une éventuelle redistribution. Ce qui sort de cuisine ne peut qu’être jeté au nom de la santé de ceux qui meurent de faim sans doute.

Il est grand temps non pas de finir son assiette mais d’en finir avec ce gaspillage indigne. Cela passe d’abord par l’éducation et dans ce domaine, il y a tant à faire. L’enfant roi est aussi le gaspilleur en chef, celui qui compose lui-même son menu, ne se souciant guère de ce qui a été préparé. De tels gamins sont irrémédiablement promus au rang de consommateur idéal par des publicitaires sans âme. C’est à eux qu’on s’adresse pour faire tourner cette mécanique infernale qui nous mène tout droit vers le grand vide. Ce jour-là, ils seront véritablement mal dans leur assiette, mais il sera trop tard.

Satiétément leur.


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