Fracture alimentaire
par archestratos
jeudi 26 janvier 2012
Cela devrait bien être suffisant, pense Caroline. Cette semaine, son copain Kevin ne rentrera pas manger à midi, car il a un contrat d’intérim à trente kilomètres et Emma mange à la cantine. Il a pris la voiture, c’est pourquoi elle cale maintenant l’énorme sac aux couleurs du supermarché entre ses jambes, sur le petit scooter qui parait bien chargé, – heureusement qu’il n’y a qu’un kilomètre pour rejoindre leur petit appartement sur la place du village, juste à côté de la mairie. Elle a vite fait de ranger les provisions dans le frigo, il faut dire qu’en achetant tout le temps la même chose, l’habitude vient vite. Elle sait bien qu’elle devrait varier, mais pour acheter quoi ? Le poisson ? Elle ne peut vraiment pas en manger, cela ne passe pas. Les légumes ? C’est Kévin qui n’est pas fan. Et pourtant il a fait des progrès depuis qu’elle l’a rencontré il y a deux ans, car il ne mangeait alors que des frites et des yaourts. Peut-être si elle savait les cuisiner… une fois, au Secours Populaire, ils lui ont donné plein de courgettes, ils en avaient une montagne, personne n’en voulait : cuites à l’eau bouillante, c’est vraiment pas terrible, même le chat a fait la grimace. Elle aurait pu appendre des recettes avec sa mère qui est bonne cuisinière, mais son adolescence n’a été que rébellion. à 17 ans, elle est partie, elle a galéré, fait un bébé « toute seule », puis a rencontré Kevin avec qui elle s’est installé un peu par hasard, très loin de sa famille. L’institutrice qui habite au-dessus de l’école, qui n’a pas beaucoup plus que son âge, et avec qui elle a sympathisé en faisant le ménage des classes, lui a dit « Pourquoi tu viens pas à l’AMAP ? il y a plein de supers légumes, plein de produits naturels et c’est vraiment pas plus cher qu’au supermarché ! » Peut-être, mais elle a entendu que ca fonctionnait par abonnement et comment elle fera les mois ou ils sont raides, dés le quinze, quand Kevin a pas de boulot ? C’est pas avec les allocations, les quelques heures de ménage et les extras au VVF qu’elle va payer d’avance. Elle les entend bien chaque mardi soir à la distribution des paniers, en été, quand elle laisse les fenêtres ouvertes, parler de solidarité, mais elle a pas trop bien compris si c’était avec les paysans, les pauvres ou la Palestine ! Ils sont sympas mais franchement elle se sentirait un peu en décalage, mal à l’aise ; elle ne comprend pas toutes les conversations, et ne sait pas à quoi ressemble la moitié des légumes dont ils parlent. Il y en a une qui l’énerve particulièrement, c’est « la parisienne » qui tient les chambres d’hôtes en haut du village et qui l’appelle toujours à la dernière minute quand elle s’en sort pas avec le ménage de ses piaules de charme. Elle a toujours un papier à faire signer aux autres : pour pas qu’on expulse des Roms, pour ou contre les OGM, elle sait plus, plein de trucs… Caroline a bien envie de lui proposer de faire signer un papier pour que l’heure de ménage soit payée un peu plus que huit euros de l’heure !
Les pesticides ? L’obésité ? bien sûr, cela lui fait un peur, depuis qu’elle a vu des reportages à la télé. Elle se dit que si Kevin aurait enfin un vrai boulot, si elle devait plus courir derrière les ménages à droite et à gauche, si elle réussissait à devenir assistante maternelle comme elle le rêve et si, et si… elle fait un autre bébé avec son chéri alors la, c’est juré : elle cherche des recettes sur Internet, elle appelle sa mère et fait de la vraie cuisine avec des vrais légumes ! Que même Kevin, c’est sûr il trouvera ça bon, car comme le dit Victor qui habite la maison d’à-côté avec un jardin, celui qui lui donne des tomates super bonne tout l’été : « C’est quand même con d’aller dans ce hangar acheter de la merde qui vient je ne sais d’où, alors que tout autour, on de la bonne terre, de l’eau, du soleil et que tout pousse. » Ouais… mais en attendant la semaine prochaine, il faudra bien qu’elle y retourne, dans le hangar.