Génération 15M

par Le Grand Ecart
mardi 15 mai 2012

Retour sur une mouvance en devenir

Il y a très précisément un an de cela, des centaines de milliers de personnes descendaient dans les rues d’Espagne à l’appel lancé par des mouvements de chômeurs et des associations mais aussi par des plate-formes militantes comme Juventud Sin Futuro, Attac Espagne et Democracia Real Ya. Ils se mobilisaient non seulement pour s’indigner et protester contre les nouvelles mesures d’austérités prévues dans la loi Sinde (conjointement préblicitée par le gouvernement Zapatero, le PP et le CiU) mais également pour dénoncer la précarisation et le déclassement social qui frappaient la population espagnole depuis le crash immobilier de 2007.

Les principaux responsables désignés par les contestataires étaient le secteur bancaire, mais aussi et surtout, le déficit démocratique de l’appareil d’Etat. Le mécontentement et la colère de centaines de milliers de citoyens espagnols, refoulés jusque là, s’étaient invités sur les places publiques. C’est alors que l’impensable se produisit. Après les manifestations, des centaines de jeunes, décidés à ne pas laisser le cours de l’histoire leur échapper, prirent la décision de passer la nuit dehors et d’occuper la place de la Puerta del Sol, à Madrid. Dans les heures et les jours qui suivirent, des campements et des commissions thématiques virent le jour dans toute l’Espagne. Des gens de tout âge s’y réunissaient en assemblée populaire pour débattre, développer des critiques du système politique et des mécanismes monétaires, s’organiser et mettre en place des structures de solidarité et de communication parallèles, se réapproprier l’espace public et la parole politique. (1)

Les techniques d’organisation des campements étaient aussi le fait des militants issus des milieux squat, très développés en Espagne. Sur les réseaux sociaux et les blogs, le foisonnement des initiatives contribuait, lui aussi, à l’expansion de la mouvance. La production d’articles, de documentaires, d’informations et d’appels aux rassemblements se répandait à une vitesse exponentielle, tissant par la même des réseaux de collaborations internationales et l’émergence de nouvelles pratiques collectives. En quelques semaines, une véritable dynamique populaire internationale s’était formée. De nombreuses marches populaires convergeaient à Madrid, à Paris, à Bruxelles, à Rome et à Athènes. Le mouvement 15M était à peine né qu’il en inspirait bien d’autres à travers l’Europe.

La politique se repense à l’échelle locale et à l’écart des schémas verticaux classiques.

Les occupations publiques se sont multipliées dans quasiment tous les pays d’Europe occidentale durant l’été qui suivit, sous les dénominations de Mouvement des Indignés, Démocratie Réelle Maintenant, Take the square ou Occupy. Ces phénomènes sociaux horizontaux et transversaux, sans leader et pacifiques, ont fait coulé beaucoup d’encre depuis leur apparition. Ils ont troublé les plus conservateurs et emballé les plus progressistes. Ils ont été réprimés par la violence policière et l’incompréhension, mais ils ont aussi généré de nouvelles rencontres et des révélations. Bien qu’on leur ait reproché, sans doute à tort, l’absence de revendications programatiques, la lame de fond de ces mouvances transporte néanmoins les germes d’un changement radical, fondamentalement opposé à l’appareil politique partisan. Et cet appel d’air ne risque probablement pas de s’étouffer au regard des perspectives économiques et sociales qui sont les nôtres, mais aussi devant l’impuissance aujourd’hui dévoilée des dirigeants à faire face aux chantages des marchés.

Les représentants des grands partis politiques se sont disqualifiés en confisquant le champs des débats publics. La volonté de se réapproprier ces espaces subtilisés et la pratique des assemblées du mouvement 15M traduisent également un profond rejet du système partisan. Dans l’urgence populaire, à la fois contraignante et libératrice, la politique se repense à l’échelle locale et à l’écart des schémas verticaux classiques, dans les pratiques contributives et les cercles assembléaires, dans la décentralisation des campements et des groupes de travail, dans les actions individuelles et collectives, les coordinations nationales et internationales. Outre le blocage pacifique des expulsions immobilières par des citoyens solidaires, la création de coopératives agricoles par réquisition de fermes et de terres, l’occupation des espaces non habités par des communautés autogérées et les coopératives monétaires qui se multiplient, de nombreuses alternatives de solidatiré économiques s’expriment dans la résistance et le silence des médias. (2)

Les malheurs qui frappent l’Espagne sont en quelque sorte les ferments de nouvelles idées. Car au-delà de l’aspect visible de la mouvance 15M, ce sont de nouvelles formes de politiques, d’économies et de vivre ensemble qui semblent mijoter. Les fondamentaux sont remis en question et revisités pour refaire société. L’action internationale contre le système bancaire et la spéculation financière du 17 septembre 2011 a coïncidé avec l’arrivée des marches indignées à Paris et le premier jour de l’occupation du parc Zucotti à New York par le mouvement Occupy Wall Street. L’apogée de cette première vague d’indignation a eu lieu le 15 octobre 2011, lorsque les habitants de près de 1000 villes à travers cinq continents répondront présent à l’appel international lancé par toutes les assemblées populaires participantes.

Entretemps, la spontanéité des premières occupations, l’éphémère des campements et l’émotion des rassemblements du printemps 2011 ont progressivement laissé la place à un élargissement de l’espace d’expression. Les résultats à grande échelle n’auront été qu’indirects car malgré la pression populaire, le gouvernement espagnol de Rajoy, vainqueur des élections de novembre 2011, n’a pas dévié de sa trajectoire. Bien qu’en quelque sorte les appels à l’abstention lancée par le 15M lors des élections d’automne en signe de rejet de la politique désastreuse du parti socialiste de Zapatero, a contribué à la victoire du parti de droite, il n’en demeure pas moins que les réseaux, la réflexion et les initiatives n’ont pas cessé de s’étendre, que ce soit dans les quartiers ou à l’échelle internationale. Force est de constater que l’écart qui sépare les visions d’avenir à la manoeuvre semble s’élargir à mesure qu’elles se déploient. (3)

La génération perdue, qualifiée et sans emploi… 

Suite à l’éclatement de la bulle immobilière en 2006 et à l’absence de croissance soutenue les années suivantes, la situation économique de l’Espagne s’est progressivement dégradée. Le taux de chômage, de 8.5% en 2007-2008, flirte aujourd’hui avec la barre des 25%. Les biens immobiliers ont entretemps perdus la moitié de leur valeur et le nombres d’expulsions immobilières a explosé. Les saisies sur salaires, l’insolvabilité se sont répandues à mesure que le pouvoir d’achat a baissé. Et puis, dans les années qui ont suivi, la crise bancaire des subprimes et le poids de la dette publique se sont invités dans les débats publics et les fissures de l’économie espagnole, dévoilant le poids déterminant des systèmes bancaires et de la spéculation financière dans son économie réelle et entrainant le pays dans une récession économique à l’issue incertaine.

Depuis, les inégalités se sont accrues et la classe politique, désavouée par une partie croissante de la population, a choisi la voie de la rigueur, de l’austérité. Les contraintes consenties par les accords européens successifs ont dépossédé les citoyens et le parlement national d’une partie considérable de leur marge de manoeuvre, au point que l’Etat Espagnol doive annoncer la suppression de plus de 630.000 emplois en 2012. Face à l’absence de perspective qu’il offre à la jeunesse espagnole, le gouvernement du PP, mené par Mariano Rajoy, continue à imposer des coupes dans les budgets publics. Le logement, l’éducation, la santé. Le taux de chomage des 18-24 ans atteind aujourd’hui les 50%. La génération perdue, qualifiée et sans emploi, certes désabusée de détenir ce triste record européen, témoigne pourtant d’une créativité et d’une vigueur admirable.

Soumis aux pressions du Conseil européen et de la City, le premier Ministre a annoncé une coupe supplémentaire de 17% dans le budget 2012 de l’Etat ainsi que la mise sous tutelle des autorités éducatives et sanitaires régionales. C’est toute la structure politique et économique de l’appareil d’Etat qui est touchée. Les besoins et les droits fondamentaux conquis par les générations précédentes sont remis en cause les uns après les autres. La réforme du travail votée récemment contient entre autres mesures de flexibilisation, l’assouplissement des conditions de licenciement et la baisse des salaires par décision unilatéral de l’employeur. Les commentateurs économiques agitent le spectre du désastre grec, téléguidant les orientations des politiques menées par les institutions européennes. Le cerle vicieux que concourrent à dessiner les pouvoirs politiques et les spéculateurs financiers alimente les tensions économiques et les inégalités sociales. (4)

Lorsque l’austérité devient répression

Le 29 mars dernier fut décrété journée de grève générale, Huelga general, par les deux grands syndicats espagnols. Parallèlement aux organisations syndicales, les commissions de quartier issues de la dynamique 15M ont également pris part aux rassemblements. Les chants Esta crisis no la pagamos ! et les banderoles Toma la huelga ont ainsi coloré les manifestations. Plus d’un million de personnes, chômeurs, étudiants, travailleurs, professeurs, activistes et familles ont défilé à travers toute l’Espagne, pour dénoncer les mesures drakoniennes qui frappent à la fois la collectivité et le monde du travail. (5)

Bien que les manifestations se soient passées dans une ambiance sereine dans l’ensemble, quelques confrontations entre Mossos et acteurs de la mouvance Black Blocs à Barcelone ont été utilisées par le pouvoir exécutif pour légitimer un durcicement de la gestion de l’ordre public. En effet, alors que l’Espagne est sujette aux tensions sociales causées par l’agressivité des mesures d’austérité prises en dehors des canaux démocratiques, le Ministre de l’Intérieur, Monsieur Jorge Fernandez Diaz, a annoncé l’introduction d’une réforme dans le code pénal. Les relents franquistes que cette décision du parti conservateur espagnol ressuscite ne laisse rien présager de bon. Car si la loi de Procédure Criminelle et la Loi Organique de Protection de la Sécurité des citoyens est votée par le parlement, les internautes étant à l’origine ou relayant des appels à protestations, à rassemblements ou à désobéissance civile, comme les activistes et les gens qui participent directement ou indirectement aux 15M, pourraient être juridiquement considérés comme terroristes et donc sujets à des condamnations pénales de deux ans d’emprisonnement minimum. Il en va de même pour les manifestants qui refuseraient, même pacifiquement, de se disperser si la police leur en intimait l’ordre. (6)

Illustration supplémentaire, s’il en fallait, de l’inquiétude qui gagne les pouvoirs politiques, la course européenne à l’austérité à laquelle participe le gouvernement ibérique de droite semble devoir s’appuyer sur des politiques répressives accrues, balayant au passage les libertés individuelles et les droits fondamentaux. La limite semble franchie dans l’esprit des autorités espagnoles. L’enjeu est de taille pour le futur de la démocratie espagnole, mais pas seulement. Car cette loi pourrait faire jurisprudence et s’étendre à d’autres régimes européens, eux-mêmes enclins à vivre des tourments similaires. Lorsque l’austérité devient répression, l’appareil d’Etat ne devient-il pas machine de guerre ? Un gouvernement qui criminalise, musèle et astreint ses citoyens à l’obéissance et à la soumission n’est déjà plus légitime. Comment réagiront les militants du 15M face à cette attaque dont ils sont les principales victimes ? Au regard de la fermeté et des violences qu’ils ont subis durant l’année écoulée, il y a fort à parier que ce regain réactionnaire d’intolérance et d’injustice leur bénéficie davantage qu’il ne les désserve.

Dans ce que l’on appelle le printemps de Valencia, Primavera Valanciana, les étudiants du collège Lluis Vives, victimes directes de la corruption et des décisions de réductions budgétaires dans l’éducation, se sont mobilisés durant plusieurs semaines pour dénoncer les coupures et réclamer un audit citoyen de la dette espagnole (7). Alors que des milliers de tweets et d’images circulaient à travers les réseaux sociaux, commmentant et illustrant seconde par seconde ce qui se passait à Valencia, les streams montraient à quel point, eux aussi, étudiants pacifiques, étaient les victimes de la répression policière et de sa violence. La dégradation des conditions de vie couplée à l’installation d’un régime autoritaire semblent dicter la feuille de route de l’idéologie aux commandes. (8)

L’argent et les marchandises circulent librement dans un monde où les frontières séparent les hommes. Ecrit autrement : la régulation contrôle l’humain tandis que la dérégulation s’applique aux systèmes. L’Espagne n’a-t-elle pas suspendu l’application des accords de Schengen du 24 avril au 4 mai dernier pour éviter je cite « d’éventuelles altercations ou actes de violence » lors de la tenue de la réunion de la BCE à Barcelone le 3 mai. N’est-il pas juste d’affirmer que c’est une peur manifeste des autorités qui s’exprime ici ? (9)

C’est un peu comme écrire son histoire en la vivant

Bien qu’il ait dû faire face à la répression, à l’entêtement politique et qu’il s’attende aux répressions futures, le mouvement 15M semble plus que jamais actif, fort de ses expériences passées, comme s’il parvenait à transformer l’énergie dépensée en capital confiance. Relayé par les mouvements Occupy, Démocratie Réelle Maintenant, Indignés et de nombreuses organisations syndicales, associatives et militantes, la journée d’action mondiale, intitulée Global Spring par les militants, a mobilisé des centaines de milliers de personnes à travers le monde (écouter aussi le reportage Indignados Pride à Baruxelles), de Santiago à Londres, en passant par New York, Francfort ou Barcelone. Des membres de ces différents mouvements participent acutellement à la 7e édition de la Biennale de Berlin, qui se tiendra jusqu’au 1er juillet 2012. Artistes et mouvements populaires s’y rencontrent pour revisiter les rapports qu’entretiennent l’art et la politique. (10)

La donne du printemps 2011 a évolué et les trajectoires empruntées par les pouvoirs politiques et les populations qu’ils sont censés représenter tendent à s’écarter de plus en plus, poursuivant chacune la vision d’un monde qui lui est propre. La question est de savoir si l’une ou l’autre de ces visions l’emportera, ou si elles continueront à cohabiter tant bien que mal comme c’est le cas aujourd’hui ? Les populations vont-elles continuer de subir la dégradation de leurs conditions de vie ou vont-elles de révolter ? Les pouvoirs politiques vont-ils se durcir davantage ou vont-ils miraculeusement se repentir ? Qui l’emportera ? Quel est le but à atteindre ? L’issue pacifique est-elle possible ? La tournure des évènements ne semblent pas rassurante et les questions sont nombreuses sur les visages de la jeunesse espagnole. La dégradation économique en cours – terreau de la contestation – couplée aux mesures liberticides d’austérité et de répression, s’est sans cesse accrue depuis le 15 mai 2011. Cela signifierait-il, pour tout être doué de raison et d’une pointe de cynisme, que le mouvement 15M né il y a un an, a encore de beau jour devant lui ?

Notes
(1) Alchimistes de la Puerta del Sol - Le Monde diplomatique juillet 2011, par Raúl Guillén
(2) Les Indignés et la démocratie desmouvements sociaux - La vie des idées 18 novembre 2011, par Eduardo Romanos
(3) Una radiografía del 15M hecha por sus protagonistas – Tiempo Argentino 14 avril 2012, par Ingrid de la Torre
(4) La crise espagnole donne le vertige à l’Europe - Le Monde 28 avril 2012
(5) La grève générale n’altérera pas la détermination du gouvernement espagnol - Les Echos 29 mars 2012, par Jessica Berthereau
(6) Espagne : les indignés bientôt considérés comme terroristes ? - TV5 Monde 20 avril 2012, par Pascal Hérard
(7) Espagne. Le mouvement social exige des comptes – CADTM 14 avril 2012, par Jérome Duval et Griselda Pinero
(8) Discours populiste sur le peuple espagnol. Le printemps valencien par Josep Ignasi Benito Climent
(9) L’Espagne veut suspendre provisoirement Schengen, par peur des émeutiers, RTS Info 23 avril 2012
(10) Lecture du Manifeste des mouvements populaires participants à la 7ème Biennale de Berlin 
 
Cet article a été publié dans le numéro 2 de la revue contributive LE GRAND ECART
http://www.legrandecart.net/sur-les-pas-du-15m/

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