Gilets jaunes, société anomique

par Orélien Péréol
lundi 10 décembre 2018

Le mouvement des gilets jaunes n'a pas d'antécédent qui en permette une analyse. Il est incommensurable à tous les autres mouvements sociaux. Il s'oppose à un président sans programme, sans parti, élu quasiment sur son nom. Ce président est aussi sans opposition. Que des inconnues.

Notre vie politique a été cadrée pendant au moins deux siècles par le partage de la richesse produite, dans sa forme patrimoniale, et dans sa forme des biens et services à consommer. Le marxisme voyait une division de la société intenable entre une classe qui n'a que son travail et une classe qui a tout le patrimoine. Quand les travailleurs auraient la propriété des moyens de production, cette division tomberait et nous créerions une société harmonieuse. Cette théorie qui se voulait scientifique a été appliquée sur presque la moitié de la terre pendant 80 ans et elle a fait, dans cette expérimentation à très grande échelle, la preuve qu'elle ne fonctionnait pas. Les pays qui sont restés libéraux dans cette période ont développé une vaste classe moyenne, pour estomper cette division de classe décrite par Marx. Après la chute du mur, cette classe intermédiaire n'est plus nécessaire, car la crainte des possédants de se voir tout prendre par les révolutionnaires ouvriers disparaît aussi. Les développements techniques diminuent la part du travail des producteurs dans la consommation, mettent les États en concurrence, dispersent les créateurs de monnaie... l'internationale n'est pas ouvrière, elle est financière... des firmes multinationales sont plus riches que les États et surfent sur les pays comme sur une écume de vagues.

La société a perdu son fil directeur, conflictuel, on était pour ou contre Marx, un peu pour ceci, un peu contre cela... mais les discours se nouaient sur le sens de l'Histoire, la lutte des classes...

Les citoyens se sont branchés sur des sentiments plus près d'eux, ce qu'on appelle le légitimisme, le terroir, le sentiment d'appartenir à un groupe plus restreint et moins abstrait que les classes sociales et le sentiment que ce groupe est moins bien servi que beaucoup d'autres. Les classes sociales se sont multipliées en groupes régionaux, de sexe, de sexualité, de race... un kaléidoscope de divisions, qui n'ont aucune stratégie de combat et de victoire, calmant juste la souffrance liée à ces divisions. Ce sont des victimes dont le seul projet est de se faire reconnaître. Dans un tel schéma, tout le monde comprend qu'aucune reconnaissance ne sera suffisante pour éteindre la plainte.

Certains tentent d'expliquer les gilets jaunes dans l'ancien récit du travail, mais ils n'arrivent pas à dire ce qui se passe, structurellement, parce que le paradigme a changé. Gérard Noiriel est en tête dans cet exercice : il y a toujours des antécédents et on a raison de se révolter. Ce discours fait l'impasse sur une distinction fondamentale de l'action de l'extrême droite, qui n'a jamais été portée par la gauche : il y a des régimes policiers (Franco, Pinochet) et des régimes populaires (le fascisme, le nazisme). Il ne suffit pas d'être sans-grade et révoltés pour être révolutionnaires de gauche.

Pour la gauche, la politique est affaire de volonté et seulement de volonté, la décision politique ne connait pas de contrainte et ceux y voient des contraintes sont des gens de droite qui veulent tromper les citoyens. Dans cette absence de projet eschatologique à favoriser ou à empêcher, qui caractérise notre temps, les élus politiques semblent tous agir de la même façon, quand bien même il est aisé de voir que Jospin et Hollande ne font pas la même chose que Sarkozy et Macron.

Il y a anomie quand le contrôle social sur un individu s'évanouit au point d'être inopérant. C'est un hyper-individualisme. Nous n'avons pas assez d'idées générales et généreuses en commun pour pouvoir vivre ensemble. Nous n'avons plus le tissu de nos vies, les milliers de points d'accord sociétaux tacites Le « vivre-ensemble », dans toute sorte de domaines a fait place au vivre-séparé. Les cadres généraux d'une pensée commune font défaut. La tendance lourde des discours politiques consiste à se dresser les uns contre les autres et à tenter sans cesse de faire admettre qu'on est plus victimes, qu'on nécessite plus d'aide, plus d'attention, plus de reconnaissance que les autres.

Ce qu'on appelle les réseaux sociaux, qui devraient s'appeler plutôt des net-agoras, portent ces adhésions et plus fréquemment ces rejets sans fonds théoriques, sans grandes réalités. L'injure est devenu ordinaire et, alliée à la force de conviction, semble raisonnable. Le mot honte fait l'objet d'une explosion de son emploi. Cela signifie que le discours politique n'est plus possible et a été remplacé par un mode de pensée moral, avec son vocabulaire moral.

McLuhan avait vu il y a longtemps que le médium était le message. Il écrit qu'Hitler et le nazisme étaient un produit de la radio, nouvellement créée.

De la même façon, ces réseaux sociaux ou agoras de l'Internet portent des engouements populaires sans structures, sans contenus, sans projets, sans stratégies, et court-circuitant les structures antérieures. Et éphémères. N'atteignant que des buts premiers, de court terme. On l'a vu place Tahrir. On voit là une unanimité des soutiens sur un très large spectre, selon les principes intellectuels, logiques, intenable, avec des accusations croisées de récupération.

Les gilets jaunes sont un mouvement populaire, dans le sens où tout le monde peut y aller, on ne demande rien à l'entrée, et qui se nourrit de cette absence de détermination : les gilets jaunes offrent à quiconque un lieu pour dire qu'on va mal, que tout va mal et il vaut mieux ne pas laisser les autres prendre la parole quand une parole collective sortira, s'il en sort une. Pour le moment, ce qui est collectif, c'est un mode d'action et une icône (le gilet jaune).

La répétition par le premier ministre que le gouvernement a retiré les mesures-déclencheuses, le refus du gouvernement de revenir sur les mesure favorables aux riches, la continuation de la diminution de la pression fiscale sur les grandes entreprises... renforcent cette indétermination dans le contenu et cette détermination dans la force, le nombre, l'endurance...

Les gilets jaunes sont une révolte anomique (force physique, nombre... ni contenu sociétal, ni revendications, ni porte-parole) qui « désigne » un président anomique dans une société anomique. Les « gilets jaunes » sont un analyseur, comme toutes les révoltes et même un éclateur idéologique.

Le projet que les hommes devraient se donner est de conserver la possibilité de vivre sur la planète, mais ce n'est pas un problème national, quelque soit la taille et la puissance du pays. Il n'y a aucune institution pour s'occuper de cela avec le monopole de la violence qui serait nécessaire à la réussite de ce projet.


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