Grande accélération ou grande décélération ?

par lephénix
vendredi 23 septembre 2022

L’espèce présumée pensante et prévoyante est-elle engagée sur la voie d’une accélération exponentielle et hors de contrôle qui l’éloignerait inexorablement de toute possibilité de « réalisation de son humanité » ? Le philosophe Christophe Bouton tente de penser les grandes dynamiques de la « modernité » et les emballements de son moteur ainsi que la qualité de son combustible idéologique depuis la fin des Lumières jusqu’à nos jours.

Le monde tournerait-il de plus en plus vite en mauvaise mayonnaise ?

La thèse d’une accélération de l’histoire gagne du terrain depuis l’essai de Daniel Halévy (Essai sur l’accélération de l’histoire, éditions Self, 1948) et l’alarmisme du rapport Meadows (1972), avec cette idée que « plus l’on va vite, moins on a le temps de se retourner sur le passé et d’anticiper l’avenir, et plus l’on est prisonnier du présent, un peu comme dans un train à grande vitesse »...

Serions-nous les passagers de ce train d’enfer lancé sans conducteur vers nulle part, tout à la fois grisés par l’aventure, piégés par sa vitesse incontrôlable et aveuglés par la zone de visibilité réduite par le défilement à si folle allure ?

Déjà, Chateaubriand (1768-1848) constatait la convergence entre le perfectionnement de la vapeur, « unie au télégraphe et au chemin de fer  » qui accélérait la circulation des marchandises, des hommes et des idées, avec le constat que plus le niveau de confort augmente, moins la « civilisation » semble bien se porter...

Nietzsche (1844-1900) écrivait en 1878 : « L’accélération monstrueuse de la vie habitue l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiel et faux, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer » (Humain, trop humain).

L’auteur de l’expression « accélération de l’histoire », Daniel Halévy (1872-1962) entendait « saisir en une seule formule le mouvement d’ensemble de l’histoire  », entrelaçant « vitesse des succès politiques, des transports, des communications » - jusqu’à « l’anéantissement d’Hiroshima »... De même qu’il y a un « sentiment d’insécurité », y aurait-il un « sentiment d’accélération » ? Ce sentiment-là est-il de bon conseil pour la conduite de nos vies en ces temps d’ « effondrement climatique » claironné ? Ne vivrions-nous pas sous cloche, maintenus en un temps médiatique accéléré jusqu’à l’hystérie ? Médias et « experts » ou autres « climatologues » martèlent à l’envi qu’ « à la vitesse à laquelle les choses se passent », glaciers et forêts auront bientôt disparu de la surface d’une planète surexploitée et sursaturée de technologies invasives – mais qu’il faut « sauver » avec encore et toujours plus d’ « innovations » technologiques destructrices de la nature...

 

Table rase et souci de l’avenir...

Notre époque n’est-elle pas amalgamée à un présumé avènement de « l’Anthropocène », cette période géologique où « l’homme », c’est-à-dire le bipède de base est considéré (voire accusé...) comme la « principale force de changement sur Terre », une force « biogéologique » à même de « modifier les grands équilibres naturels, de la composition des océans à celle de l’atmosphère » ?

Ainsi, le dit bipède infiniment moyen que l’on dit rongé de surcroît par « l’éco-anxiété » se voit propulsé par certains comme «  l’un des moteurs les plus puissants du changement à l’intérieur et comme partie du système Terre »... D’autres auteurs parlent de « Capitalocène » et de « Technocène ». Pour Christophe Bouton (université Bordeaux-Montaigne), « ce qui accélère, c’est un ensemble de processus au sein de la société  », à savoir les moyens de transport et de communication – une accélération technique dont les grandes découvertes et « innovations » impulsent des changements sociaux en profondeur, jusqu’à l’ « ubérisation », la « traçabilité » et l’asservissement numériques. Ce qu’il résume ainsi : « En tant que catégorie historique, l’accélération se dit donc selon trois sens : eschatologique, technique, politique  ».

A la « monochromie de l’Accélération », il préfère la « polychronie propre à la modernité », à savoir une « pluralité de temporalités avec différents rythmes plus ou moins rapides, différentes échelles de temps, différentes articulations entre le passé, le présent et l’avenir  ». Rappellant certains acquis posés par des poids lourds de la pensée européenne dont le sociologue et philosophe Harmut Rosa, pour qui l’accélération transformerait l’histoire en un « présent pétrifié aux allures totalitaires  », le professeur Bouton passe au scanner la pertinence de la notion d’ « accélération de l’histoire ». Celle-ci offre pour le moins, dans la vertigineuse désorientation en cours, une grille de lecture opérante et une prise assurée sur d’incontestables phénomènes empiriques comme les écocides, maladies et guerres exacerbés pour la simple raison que « ça rapporte »...

Comment ne pas constater que le manège des « innovations » tourne bien trop vite et que l’évolution technologique est infiniment plus rapide que l’évolution intellectuelle, culturelle et morale ? Si la question de « l’héritage écologique » laissé aux générations futures est posé, le scénarios du pire tenu pour inéluctable, à grands renforts de « modélisations », n’ est pas certain pour autant, en dépit de l’obstiné « présentisme » des lobbys industriels (« après moi, le déluge »...) et autres malfaisances. Ne serait-ce que d’évidentes raisons d’imprévisibilité du réel, d’incertitude générée par les jeux de la nature et du « hasard » et de points de bascule potentiels...

 

Au-delà des écrans de fumée, le « souci de l’avenir »...

Christophe Bouton en convient : « Malgré son omniprésence, il faut résister à la tentation de faire de l’Anthropocène le nouveau régime d’historicité dominant, celui qui éclipserait tous les autres, comme si les préoccupations écologiques épuisaient le rapport à l’avenir des sociétés contemporaines, alors qu’elles cohabitent de fait avec de fortes attentes sociales  ».

Né de la « révolution industrielle » comme le genre littéraire de la science-fiction, le récit de « l’Anthropocène » ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur la question de la répartition d’une sage et saine répartition des ressources – ça commence par leur préservation bien comprise, une fois dissipés les écrans de fumée de « l’éco-modernisme », les mirages de la géo-ingénierie, de la « confiance aveugle dans l’accélération technique » et autres « techno-utopies »... Paul Valéry (1871-1945) écrivait : « L’histoire justifice ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout ». Les « décideurs » du jour seraient-ils à court de bonnes histoires à raconter et à bout de « narratifs » opérants ?

Pour autant qu’elles aient besoin ou envie de s’en laisser conter, les populations s’ignorant prométhéennes attendraient-elles encore de ceux en charge de leurs affaires qu’ils réécrivent le passé au profit d’autres intérêts ? Tout simplement, elles attendent d’eux qu’ils améliorent leur quotidien au lieu de leur rendre la vie hors d’accès et hors de prix. Les populations au seuil de la détresse énergétique escomptent de leurs « responsables » qu’ils les assurent d’un avenir commun et non sacrificiel. Christophe Bouton en appelle à une « accélération politique » à la hauteur des enjeux et des urgences, bien au-delà du « modèle de la discordance », de la compétition et de l’altercation sociale.

Après la « Grande Accélération de l’Anthropocène », une « Grande Décélération » s’annoncerait-elle avec le ralentissement de l’activité économique et la « sobriété énergétique » ?

Manifestement, les actuelles générations ordiphonisées vivent une accélération vertigineuse de leur histoire, sur fond de précarisation des existences - inédite à l’échelle d’une espèce en voie de mutation. Elles se retrouvent bel et bien assignées à un « carrefour de civilisation » – voire acculées à un choix vital : se laisseront-elles formater, laisseront-elles transformer « l’essence humaine » par l’actuel emballement pour « une « inintelligence artificielle » qui ne tient aucun compte de leurs besoins réels - et embarquer dans ce train fou, juste munies d’une vague et chimérique créance sur le temps qu’elles n’ont plus ?

Christophe Bouton, L’accélération de l’histoire – Des Lumières à l’Anthropocène, 392 pages, 24 euros.


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