Il était une fois Ségolène à la porte de la « maison des hommes »

par BUOT-BOUTTIER
mercredi 23 mai 2007

Si les primates femelles « ont peut-être inventé les premières armes de l’humanité »* , l’espèce humaine n’a toutefois pas manqué de construire ses relations sociales selon une thèse dite « naturaliste » de la différence entre les hommes et les femmes. L’homme serait « naturellement » comme ceci et la femme « naturellement » comme cela. Or si on peut affirmer que cette thèse est totalement intégrée dans l’inconscient collectif, il semble, à partir de ce constat, tout à fait légitime de pouvoir émettre l’hypothèse que l’une des raisons pour lesquelles Mme Royal n’a pas été élue au rang du chef de l’Etat pourrait résider dans les attributs assignés par le social qui détermine ce que l’on attend « légitimement » d’une femme.

Ségolène s’est invitée dans la "maison des hommes", "lieu multiple et pluriel où, à l’abri du regard des femmes, se construisent, se génèrent et se régénèrent le masculin, ses attributs et ses privilèges de genre - comme les stades de foot, les cafés et l’ensemble des lieux et groupes monosexués où les femmes sont exclues de facto"[1]. M. Nicolas Sarkozy, maître de maison, a accepté d’échanger avec elle en précisant qu’il ne la considérerait pas comme une femme mais bien comme un candidat à l’Elysée avec lequel il allait débattre devant les citoyens français. L’énoncé n’a pas été relevé. Il n’a pourtant pas manqué d’être exprimé à plusieurs reprises sur des chaînes de télévision à des heures de grande écoute, quelques jours précédant le débat télévisé qui allait opposer les deux candidats. Quid, peut-on alors se demander, de la situation où son adversaire aurait été de couleur et que de la même manière, M. Sarkozy aurait précisé qu’il ne le considèrerait pas comme un Noir mais bien comme un candidat ?

Si l’on émet l’hypothèse que le combat qui aurait été mené face au racisme inhérent à cette situation imaginaire, aurait, à juste titre, trouvé sa légitimité auprès d’une majorité de citoyens, comment peut-on expliquer que le sexisme de cet homme politique qui annonce qu’il n’abordera pas son adversaire comme une femme, passe totalement inaperçu ? Le sexisme n’aurait-il pas le droit d’être nommé et dénoncé au même titre que le racisme ? Existerait-il une différence de gravité entre l’atteinte à la couleur de peau et l’atteinte liée à l’appartenance à un sexe ?

Eric Fassin, sociologue et professeur à l’Ecole normale supérieure apportait un début de réponse à cette question dans un article publié dans Libération le 13 février 2007 : "Ségolène Royal n’ose plus crier au sexisme au moment même où elle le subit de plein fouet. Il y a quelques mois encore face à ses adversaires socialistes on sait qu’elle n’hésitait pas à user de cette arme politique. Certains diront qu’à force de crier au loup, nul ne l’écouterait plus. Mais c’est bien autre chose qui se joue aujourd’hui : dénoncer le sexisme impliquait d’être et de se mettre en position de lui résister. (...). A répéter désormais sans cesse qu’elle est une "femme debout", ne nous suggère-t-elle pas combien, en politique, cette alliance de mots n’a rien d’évident ? A en croire certains, "elle l’a bien cherché", en jouant sans vergogne de la séduction féminine, plutôt que d’un féminisme authentique."[2] Mais qu’est-ce qu’un féminisme authentique ?

Les travaux de recherche du psychanalyste américain R. Stoller sur l’identité sexuelle[3] ont permis de mettre en avant que le sentiment d’être une fille ou un garçon s’établit avant la prise de conscience de la différence organique des sexes. Avant l’âge de deux ans, l’enfant s’inscrira dans l’identité de genre qui lui sera assignée par son environnement familial (la métaphore du rose pour les filles et du bleu pour les garçons). Il apprendra au cours de son éducation qu’une fille ou un garçon fait ceci ou ne fait pas cela. En d’autres termes, les caractéristiques dites "innées" de l’homme et de la femme, ne sont, dans leur ensemble, que des représentations sociales si bien ancrées depuis des siècles qu’elles sont transmises, par le père autant que par la mère, de manière quasi inconsciente, au cours des générations. Et les différences s’inscrivent globalement dans une polarité qui se résume de manière schématique au plus et au moins.

A l’homme sont attribuées les qualités jugées positives de la nature, la force, le courage, la combativité, la résistance, la pugnacité, tandis que la femme, à l’opposé du pôle positif, est jugée naturellement sensible, compréhensive, douce, aimante et douée d’un savoir-faire dès le premier cri de son petit. Ainsi, la femme, pour être acceptée, en terme social, doit "faire la femme" (tout comme l’homme est convié à "faire l’homme" sous peine d’être relégué au rang social d’une sous-femme nommée "pédé" dans un langage raffiné). "Faire la femme" dans la "maison des hommes", c’est adopter les comportements de la mulièrité, "statut conféré aux femmes par les rapports sociaux de sexe" défini par M.-C. Dejours, psychiatre et psychanalyste, professeur de psychologie au Cnam. Etre compréhensive, maternante, voire paraître naïve dans des domaines considérés comme relevant du masculin, sont autant d’attitudes de défense que doivent utiliser certaines femmes dans des situations où il n’est pas permis de se mesurer ouvertement aux hommes sous peine de se heurter à leurs représailles, le plus souvent symboliques. En proclamant, main sur la poitrine, qu’elle était mère de quatre enfants et qu’elle souhaitait à tous les enfants du pays ce qu’elle avait voulu pour les siens, Mme Royal adoptait le comportement de genre socialement attendu d’une femme. Mais probablement pas pour gouverner le pays.

A contrario, en étant offensive face à un adversaire prêt à jouer judicieusement le jeu de l’inversion des rôles (le comportement de M. Sarkozy a en effet globalement été classé dans le registre de la docilité, voire de la soumission), Ségolène, femme de son état, a été actrice d’un débat politique télévisé qui mettait en scène une femme qui jouait dans la cour des hommes en osant publiquement aller sur le terrain guerrier de l’agressivité et de la colère.

Or, si la colère des hommes est jugée virile et donc positive, celle des femmes est perçue comme la preuve d’une perte de sang-froid apparentée à l’hystérie. Mme Royal, en tenue de femme, a donc osé défier publiquement un homme en utilisant ses propres armes. La sanction sociale l’a donc jugée ridicule et impertinente. Il est ainsi fort probable que nombre d’hommes et de femmes d’une génération largement représentée dans l’électorat français, ne lui aient pas pardonné cette transgression publique.

N’oublions pas en effet que ce sont les adhérents du Parti socialiste qui ont promu Mme Royal au rang de candidate à l’élection présidentielle. Des partisans que l’on pourrait qualifier de "nouvelle génération" puisqu’ils se situent dans la tranche des 18-25 ans. Au grand désespoir de M. Straus-Kahn et autres ténors du parti, ce ne sont donc pas les révolutionnaires de 68 qui ont désiré qu’une femme soit à la tête de l’Etat, mais bien une nouvelle génération, peut-être prête à renégocier les rapports entre les sexes.

Notons à ce propos que si c’est la loi sur la parité votée en 2000 par le gouvernement Jospin qui a permis à Ségolène Royal de suivre son parcours, le journal Le Monde du 12 mai 2007 nous rappelle "qu’à l’époque, ses défenseurs affirmaient que les femmes, pour leurs qualités supposées "naturelles", étaient plus concrètes que les hommes, plus proches des électeurs, plus soucieuses des problèmes quotidiens, moins préoccupées par l’ambition et la compétition."

Pour réenchanter la politique, renouveler le visage des élus et lutter contre la supposée crise de la représentation, il fallait donc que les femmes arrivent au pouvoir."[4] Des attributs naturalisés qui ont amené les femmes à être représentées dans les secteurs dits de "reproduction", soit l’éducation, le soin et le social pour laisser une large place aux métiers dits "productifs" aux hommes. Cette répartition sexuelle des rôles a été définie par la sociologue D. Kergoat : "La division sexuelle du travail a pour caractéristique l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que simultanément la captation par les hommes des fonctions à forte valeur ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.). Cette forme de division sociale a deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes ; le principe hiérarchique (un travail d’homme "vaut" plus qu’un travail de femme)."[5] " Ce n’est donc pas un hasard si la présidentiable socialiste a choisi de s’identifier à la "démocratie participative", prolongement naturel du créneau réservé aux femmes : la société civile", précisait Eric Fassin dans Libération le 13 février 2007.

Enfin, si certains auteurs ont pu reconnaître, voire dénoncer, le fait que M. Royal avait été l’objet d’attaques manifestement machistes et ce, avant tout dans son propre camp (souvenons-nous du fameux "qui va garder les enfants ?" de M. Fabius), il est à noter qu’elles n’ont pas été exclusivement portées par des hommes. Les déclarations de Mme Aubry sur les "mensurations" de Mme Royal et les commentaires de Mme Alliot-Marie sur ses "jupes" sont une belle illustration de l’attitude de complicité de certaines femmes dans la dynamique sexiste. Des femmes qui parlent en lieu et place des hommes, espérant peut-être ainsi les amener à oublier qu’elles sont, elles aussi, des femmes "dans la maison des hommes".

Entre la mulièrité et la « maison des hommes » on peut donc se demander quel devra être le comportement socialement requis de la prochaine femme qui aura le désir, dans l’avenir, de "frapper à la porte de la "maison des hommes"[6] et de représenter une société qui, on ne peut que l’espérer, aura peut-être évolué". Isabelle Buot-Bouttier

Remerciements à Mme Gaëlle Sevellec pour sa participation.


* « Les femelles, ces guerrières... », Libération, 23 février 2007

[1] « Déconstruire le masculin, problèmes épistémologiques », Welzer-Lang D. (1999)

[2] « Le Sexisme en campagne », Eric Fassin, Sociologue, Professeur à l’Ecole normale supérieure, Libération, le 13 février 2007

[3] « Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme », Stoller R.J. (1978)

[4] « Les femmes ont encore du mal à accéder aux positions politiques prestigieuses », F. Matonti, Professeure de Science Politique à l’université Paris-I, Le Monde, 12 mai 2007

[5] « Le Rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur subversion » in Kergoat D., Actuel Marx, 30, (2001)

[6] « Le cas de femmes peintres en bâtiment et peintres décoratrices : une oscillation entre féminin et masculin - La passion comme idéalisation défensive : un processus créatif invitant à repenser la catégorisation des défenses comme appartenant à un unique genre », Gaëlle Sevellec, Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de Psychologue du travail, Cnam, juin 2007


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