Jacques Ellul, un pionnier de la dissidence écologique
par lephénix
mardi 20 avril 2021
Critique libertaire de l’état de notre civilisation « postmoderne », Jacques Ellul (1912-1994) est l’un des pionniers de l’écologie polique. Sa pensée dissidente est redécouverte à travers la réédition récente de deux de ses livres, consacrés à l’art et à l’argent, faisant le constat d’une double dilapidation de l’énergie humaine.
Philosophe, juriste, sociologue, analyste techno-critique de la société consumériste, Ellul prônait dès 1935 avec son ami Bernard Charbonneau (1910-1996), dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste, le principe d’austérité volontaire et la création d’une « contre-société à l’intérieur de la société globale » dont les membres,constitués en petits groupes autonomes mais fédérés, limiteraient au maximum leur participation à la « société technicienne ».
Ainsi paraissait, une décennie avant La France contre les robots de Bernanos (1888-1948) et huit décennies avant les mouvements actuels en faveur de l’agir local contre le désordre global, le premier manifeste d’un tandem d’objecteurs de croissance qui entendaient opposer un véritable « style de vie » à l’aliénation technicienne d’un monde sans issue. L’amitié de ces deux jeunes Bordelais d’autrefois n’est pas sans rappeler celle de Montaigne (1533-1592) et de La Boétie (1530-1563) et a donné naissance à une buissonnière « école de Bordeaux », à l’origine du mot d’ordre : « Penser globalement, agir localement ».
Le « déchirement de l’art »
L’auteur du Bluff technologique laisse une oeuvre considérable, forte d’une soixantaine de titres. Les éditions de L’échappée rééditent L’Empire du non-sens, paru en 1980 aux Presses universitaires de France. Ellul y analyse la si peu résistible avancée du système technicien dans toutes les sphères de la société – jusque dans le monde de l’art. Parti de la représentation du réel, ce dernier ne fait plus qu’exprimer cette transposition du processus technique dans l’humain. L’art dit « contemporain » n’aurait-il ni style ni cohérence ? C’est « parce qu’il est essentiellement un ensemble disparate de masques plaqués sur une réalité bien plus fondamentale qui, elle, est cohérente, mais qui interdit à l’art de le devenir : la réalité technicienne ».
Ainsi, l’art « existe dans le milieu technique et se constitue par rapport aux techniques ». Jusqu’alors produit de la fonction de symbolisation, il n’est plus en mesure de l’exercer puisque devenu une « forme de premier plan du système technicien ». Le voilà devenu un « rituel qui renchérit et aggrave la technicisation générale ».
Si l’oeuvre est supposée porteuse de message, elle se doit, dans une société de non-sens, de réfléter ce non-sens : « Quand l’art n’a plus aucun sens, ne représente rien, ne dit rien, ne formule plus rien, c’est parce qu’il est vraiment l’art de cette société : il est par là même ce qui peut faire prendre conscience du caractère réel de cette société ». Loin d’être une tension vers le dépassement, il n’assure qu’un « enfermement complémentaire » - un tour d’écrou de plus qui dépossède l’humain de ce qui aurait pu encore « rester une possibilité de vivre »...
Cet art qui ne peut plus « symboliser quoi que ce soit », « pur formalisme plaqué sur le mécanisme des performances techniciennes », n’a besoin ni de contenu ni de signification, il est destiné à compenser les frustrations qu’imposent la société actuelle : « Tout ce qui est réprimé par ailleurs s’exprime métaphoriquement dans l’art (...) Comme la culture actuelle est répressive, l’art doit produire une contre-culture de liberté. Et ceci s’exprime mieux dans le jeu ». On « détricote », on « déconstruit », on « revisite » les grandes oeuvres d’antan pour « aplatir tout ce qui pourrait être le point d’appui d’une contestation de fond au courant dominant de notre société : la Technique ». Ainsi, la « fonction de modernisation culturelle de cet art est une fonction d’intégration de l’homme dans son univers technicien ». Le clergé artistique est partie prenante et intégrée des « mécanismes d’adaptation au système technicien engendrés par le système lui-même ».
Ce faisant, les présumés artistes « trahissent les dernières forces de résistance de l’homme » en emprunter moult objet à l’industrie et en surpeuplant leurs expositions d’écrans clignotant sur le rien... Le rôle assigné à l’artiste est celui de « l’homme personnel dans une société dépersonnalisée », mais « parfaitement conditionné à tous les niveaux comme il ne le fut jamais auparavant ».
Le présumé « artiste » adepte de cyborgs, d’ « installations », de « performances » et de réseaux se garde bien de saisir la racine même du mal qui ronge l’espèce présumée humaine : l’asservissement à la Technique. Quant au critique d’art, il « substitue à l’absence de sens explicite de l’oeuvre, en même temps un cadrage technique de règles précises et une métaphysique de l’art ou de la langue, ce qui est le processus même de développement du système technicien par rapport au donné naturel ». Lorsqu’il écrivait son essai, en ces bétonneuses années pompidoliennes qui se piquaient « d’art » comme de « bagnole », Ellul estimait qu’il « n’y a plus transmission de rien » : « l’être même de l’homme est exténué, il ne peut plus que laisser fonctionner des signes et des mécanismes » dans le vrombissement des moteurs et la trépidation des mises en chantiers immobiliers. L’art contemporain est « témoin du renoncement à la conscience », de « l’omniprésence du système technicien, puisque ce qui devait rester l’apanage du sens est devenu jeu de structures techniques ».
De même qu’il est complice de la « néantisation, de l’inexistence, de la réification de l’homme ». Pour Ellul, l’art doit être « le lieu d’une reprise de sens contre le non-sens, et de ce fait, le lieu d’une rupture, d’une récusation, d’une mise en accusation effective du système technicien ». Il doit permettre de retrouver un sens qui ne soit pas désespérant mais qui permette de « vivre parmi les monstres ».
Lieu d’accès privilégié à une réalité, de soi et du monde, il s’accomplit hors de la sacralisation de l’outil technicien. Sans pour autant prétendre s’imposer comme un relais à l’idée effondrée du religieux. Mais simplement en permettant à l’artiste véritable de ressaisir en un tout signifiant l’éclatement d’une existence fracturée.
L’abstraction fondamentale
Ce qui est désigné comme étant « l’argent » a perdu tout arrimage avec une représentation physique et son répondant métallique d’antan. Quoique de nature intangible et conceptuelle, il n’en exerce pas moins un pouvoir d’aimantation et d’attraction, en pensée obsédante et mystifiante quasi inviscérée, commune à l’humanité marchande qui participe à son échange : « L’argent n’a de force matérielle que dans la mesure où les hommes la lui attribuent. Dans la mesure où tous les hommes la lui concèdent. L’ « argent-objet » n’est le maître des Etats, des armées, des masses, de l’intelligence que par le consentement de tous les hommes à son autorité ».
Egalement théologien de haute volée, Ellul entendait, dans L’homme et l’argent (Delachaux & Niestlé, 1954), affranchir l’humanité de ce « pouvoir de possession de l’argent » comme de la croyance dans le « progrès » continu d’un système économique promettant rien moins que « le salut » tout en réduisant la vie des gens à une équation économique. Pour lui, notre relation à l’argent est une « subordination de ce que l’on est à ce que l’on a ». Elle aliène l’homme « dans ce qu’il possède » comme dans « le souci » de ce qu’il n’a pas. Pourquoi laisser ainsi libre cours à la puissance dévastatrice d’une idée devenue l’énergie noire la plus manifestée dans nos vies et se plier à ses lois ? Traité aujourd’hui comme simple information chiffrée dans nos systèmes informatiques, le signe monétaire obscurcit plus que jamais l’avenir de l’humain à mesure qu’il clignote sur tous les écrans de la planète en une hallucinante « création monétaire » et en flux incontrôlés de « liquidités » se soldant par des vertigineux transferts de richesses – toujours du « bas » vers le haut...
Ce déficit d’avenir par la dilapidation de l’énergie monétaire est-il tout tracé pour autant ? Pour ses étudiants de l’Institut des Sciences politiques de Bordeaux, Ellul a détaillé, de 1947 à 1979, la pensée de Karl Marx (1818-1883) tout comme le fonctionnement d’une machinerie économique broyeuse de vies dans « cette implacable société où l’Etat est un pouvoir d’oppression et l’argent un pouvoir de possession ». Sa « pédagogie réaliste de l’argent » permettra-t-elle de mettre un terme à cet asservissement mortifère dans la phase actuelle d’un « capitalisme financier » qui étend l’empire de la marchandisation sur tout le vivant sans assumer le moins du monde les coûts humains, sociaux et écologiques de ses accaparements ? Si la foi du théologien soulève des montagnes, adviendrait-il que cinq millénaires de conditionnement monétaire donnent juste des montagnes d’ « argent » de plus en plus « immatériel » à soulever – sans alléger le moins du monde la condition humaine avec les sempiternelles tragédies qui vont avec le mésusage de "l'argent" ?
Jacques Ellul, L’Empire du non-sens – l’art et la société technicienne, l’échappée, 300 p., 20 €
L’homme et l’argent, La Table ronde, 248 p., 8,90 €