L’Amérique s’enfonce dans la démence. Que faire ?

par Bernard Dugué
mardi 20 août 2013

L’Amérique s’enfonce dans la folie, tel est l’intitulé d’un article du 12 août 2013 signé Henry Giroux, universitaire canadien connu pour être l’un des plus influents dans la critique du système, notamment à travers ses investigations sur l’éducation. Bien qu’ayant publié des dizaines d’ouvrages, il est plutôt méconnu en France. Giroux décrit une politique de la cruauté conduite par les élites américaines envers les populations fragiles et la jeunesse. Son article débute par une citation assez édifiante de John le Carré selon lequel les Etats-Unis seraient entrés dans une de leur période de folie historique mais cette fois, pire que les précédentes, celles qui se sont succédées après 1945 avec le maccarthysme, puis la crise de la baie des cochons et ensuite le désastre du Viêt-Nam. Deux de ces épisodes se sont traduits par une surveillance serrée des citoyens avec une parano des autorités face à une frange de leur population, taupes communistes dans les années 1950 puis activistes anti-guerre à la fin des années 1960. Mais la crise actuelle selon John le Carré est d’une autre ampleur, avec des conséquences sur le long terme pire que la guerre du Viêt-Nam. Quelques reportages corroborent ce constat avec ces vétérans revenus de l’Irak ou l’Afghanistan au mental détruit et qui parfois pètent un câble en massacrant quelques personnes.

La nouvelle page de l’histoire américaine s’avère sinistre, assortie de cruautés, mensonges, fourberies, légitimant de plus la corruption et les voies de fait contre les citoyens. Tel est le constat général tracé par Giroux qui n’hésite pas à émettre de sévères critiques à l’égard des médias de masse diffusant des reportages racistes, violents, irresponsables, célébrant la puissance tout en incriminant les victimes. Cette grammaire de la violence présente dans les médias renforce les sentiments sadiques des spectateurs, offrant un plaisir passager, tout en renforçant la culture individualiste et narcissique d’où émanent des relents sociopathes conduisant à se détourner de ces sentiments compassionnels qui rendent civilisée une nation. Un sentiment anti-intellectuel domine également dans les médias de masse, avec la promotion de la culture des parvenus, de la réussite, du consumérisme, le tout tendant à dépolitiser les citoyens. Les politiciens d’ailleurs renforcent les effets délétères des médias de masse en minant le sens de l’intérêt public et des solidarités sociales chez des citoyens, tout en diffusant des messages pénétrés de superstition et de bêtise qui finissent pas hypnotiser les « masses illettrées ».

Bêtise qui va de pair avec la culture de la violence, du combat, de la fascination offerte par les jeux de guerre qui peuvent être reproduits localement, avec les armes en libre circulation. Cet « ensemble culturel » étant associé à un goût affirmé pour la sécurité, les systèmes de surveillance mettant d’un côté les communautés aisées dans les parcs sécurisés alors que ces mêmes systèmes sont employés dans les prison pour y mettre de plus en plus de détenus, parfois dans des conditions sordides. Trois mots supplémentaires pour décrire l’Amérique actuelle ; autoritarisme, peur et paranoïa. Et donc, une décivilisation pour ainsi dire, une tendance à la dégradation des sens supérieurs civiques avec une accentuation du décervelage. Notamment par une surexposition des citoyens à une publicité annihilant leur capacité à gérer les achats en les rendant addicts, voire compulsifs. Bref, livrés aux mains du capitalisme prédateur.

Les forces crépusculaires sont puissantes mais Giroux pense que la partie n’est pas jouée et mieux encore, il suggère une autre règle pour changer le Système. Cette règle, c’est l’éducation, notamment pour la jeunesse. Une éducation qui ne se limite pas à l’apprentissage pour évoluer dans une société capitaliste avec le sens commun pour consommer et qui inclut le combat pour les valeurs permettant à la démocratie et à la justice sociale de se développer en s’associant à un sens affirmé et juste du politique. Giroux évoque notamment les histoires fondatrices de l’Amérique à la Martin Luther King, des histoires véhiculant l’appel pour lutter avec des valeurs, la responsabilité, le respect des gens et des choses, un sens éthique, une compassion et une entraide. Des histoires que les anciennes générations pouvaient entendre dans les églises, les synagogues, les écoles, ou en écoutant les leaders de la société et qui contribuaient à inscrire l’individu dans un certain type de société.

C’est donc là que le propos de Giroux devient très pertinent. D’aucuns y verront les sillons de la pensée critique d’un Adorno. Les histoires véhiculées actuellement sont empreintes de cruauté, de violence, de promotion de l’auto-défense et de la « chasse à l’homme ». Des stories de la réussite mettant en avant le darwinisme social, l’arrivisme, l’argent qui coule à flot, la starisation. Ces nouvelles histoires forgent le sentiment narcissique, la prédation sociale dans un monde où le marché est vénéré autant que la guerre économique, pas seulement par les médias de masse mais aussi à travers les discours de nombreux politiciens qui se font l’éloge des puissants et de ceux qui gagnent des fortunes, quitte à écraser les concurrents. L’individu formaté par ces histoires perd le sens social et fini par être persuadé que dans une société « normale », il est « naturel » de voir des d’énormes écarts de revenus et des gens pauvres privés de soins. Le contraste est saisissant et le changement considérable depuis un demi-siècle. Les stories permettant à l’individu de s’inscrire dans la société ont puissamment divergé, avec un double ressort, celui des médias de masse et des élites devenues fascinés par la puissance et la réussite financière. Chaque décennie a enfoncé un peu plus les Etats-Unis dans cette démence.

Les Etats-Unis ont semble-t-il définitivement basculé dans une société brutale, alimentée par les idéologies qui ferment l’esprit, entre guerre économique, concurrence sauvage, prédation et fondamentalisme religieux. Tous les partis politiques épousent peu ou prou ces schémas, lesquels justifient une société dominée par les riches et vouée aux armes ainsi qu’à la militarisation de la société et du monde. Une société où ceux qui réussissent ne se préoccupent que de leur sécurité et n’ont aucun sentiment pour les classes moyennes, les minorités, les pauvres, l’accès au soin pour les démunis. La crise financière de 2008 n’a pas renforcé les liens sociaux et c’est même l’inverse. Giroux évoque les propos du sénateur républicain Coburn justifiant les coupes dans toutes les aides pour les démunis, les sans-emploi, les sdf, alors que Mick Reynold, politicien de l’Oklahoma, conteste les mesures fédérales visant à permettre accès à l’éducation pour les étudiants aux faibles revenus. L’austérité est payée par les plus démunis. Au Texas, des mesures limitant l’accès aux aides médicales ont été votées. Au final, cette société américaine répond à l’image d’un monde néo-darwinien adapté pour la survie des plus forts, un monde barbare, offert aux prédateurs et dirigé par d’autres prédateurs. Avec les financiers aux meilleures places pour vampiriser la société et faire du profit. Sans oublier le pilier essentiel constitué par une clique de politiciens dont le dessein vise à démanteler toutes les structures sociales impliquées dans la solidarité et l’éducation.

Si les Américains ne veulent pas de ce Système épousant les contours des barbaries d’un autre âge ou même celle des talibans de notre siècle (selon les propos sévères de Giroux), alors les citoyens doivent maintenant prendre conscience de ces puissances coercitives et décervelantes pour retrouver le sens critique, l’ouverture d’esprit et le chemin d’une démocratie qui se soucie de l’intérêt public et de la justice sociale. Le mot d’ordre d’Henry Giroux, ce serait instruisez-vous, le même que j’ai employé lors de précédents billets portant sur un autre pays, le mien. Ce portait de l’Amérique inquiète mais aussi nous met face à une intelligence du réel toute particulière. J’ai retenu l’idée d’une inscription de l’individu dans une société comme thème déterminant. S’inscrire, pas seulement comme opérateurs et joueur mais comme citoyen sachant discerner les valeurs, les goûts, pourvu de raison et capable d’en user pour imaginer une existence douée de sens dans une société qui ne soit pas faite pour les élites, vouée à la sottise des masses, mais pénétrée d’idéaux élevés et de justice sociale. Instruisez-vous pour vous inscrire dans l’existence !

Au final, s’inscrire dans l’existence, rien de plus humain et de plus universel. Et en France, comment s’inscrit-on, avec quels références, goûts, cultures, valeurs, idéaux collectifs ? Les médias de masse ne véhiculent-il pas une sottise, pas américaine mais typiquement française ? A méditer ! S’inscrire avec raison et esprit, c’est écrire aussi son destin, son histoire, en refusant d’être le figurant dans un scénario que d’autres ont écrit pour vous.

A bientôt pour une recension du dernier livre de Giroux, America’s education, publié chez Monthly reviews press, New York.

En attendant, une notice sur Giroux http://en.wikipedia.org/wiki/Henry_Giroux

Et ici son papier que je viens de commenter http://www.counterpunch.org/2013/08/12/americas-descent-into-madness/


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