L’enfer comme réchauffement
par Pierre de La Coste
vendredi 15 mars 2013
Le communisme est mort. La guerre froide est finie. Le capitalisme anglo-saxon triomphe. Ce triomphe à la Pyrrhus, salué par le sot article de Francis Fukuyama, au titre pseudo-hégélien, Fin de l'histoire ? (1989) fut de courte durée. Suite de notre série d'articles sur le thème du Progrès.
Le concept de « fin de l'Histoire » n'est, en réalité, ni fondamental ni clairement exprimé chez Hegel ; nous le devons plutôt à une interprétation très personnelle de son lointain disciple Alexandre Kojève (1902-1968). Rapporté au thème du Progrès, il signifierait l'aboutissement, l'achèvement de celui-ci, l'instauration de la paix, de la justice, de la liberté et du bonheur sur la terre, par la victoire de l'une ou l'autre des idéologies progressistes concurrentes (la néo-pélagienne pour Kojève, la capitaliste anglo-saxonne pour Fukuyama). L'Histoire ne pouvant « s'arrêter » que dans le bien, en une sorte de royaume des bisounours ou des télétubbies, social-démocrate ou libéral...
Cette soi-disant « fin de l'Histoire » eut elle même une fin rapide, et les guerres ethniques, religieuses ou « culturelles » reprirent de plus belle. Le système capitaliste-libéral demeurant seul aux commandes, on le rendit responsable de la destinée de la planète. L'appétit du gain, la course effrénée aux bénéfices dans les grandes entreprises multinationales, la dictature des marchés financiers furent considérés comme la cause première, et unique, de toutes les destructions de l'environnement et du saccage de la planète.
C'était oublier un peu vite que le communisme, avant de quitter l'Histoire par la petite porte, avait ajouté aux crimes contre les hommes les pires crimes contre l'environnement : Tchernobyl, la disparition de la mer d'Aral, la mer blanche empoisonnée par les déchets radioactifs, bien des désastres impunis et peut-être encore bien d'autres inconnus. La planification rigide, l'absence de transparence et de débat sur les choix publics causent donc à peu près les mêmes catastrophes que la quête aveugle du profit.
Deux paradis, un enfer
Il existe donc quelque chose de commun aux deux formes antagonistes de Progrès : une véritable passion qui oblige l'homme a transformer la nature pour la conformer à ses goûts, une quête de domination et de pouvoir, qui prend ou non une forme économique. Un désir ardent de réussir à construire ici-bas le paradis.
Auparavant, pendant la période de la guerre froide, la concurrence avait été sans merci. Aux yeux de chacun des deux systèmes, il n'y avait pas de place pour une autre manière de faire le salut de l'homme. Entre les deux idéologies rivales, issues de deux conceptions chrétiennes, il n'y avait plus de voie médiane depuis longtemps. Aucune tierce conception ne s'était maintenue entre le communisme et le libéralisme, entre les deux paradis proposés. Il avait fallu choisir son camp. Aucune initiative de « non alignés » ne pouvait interférer durablement. Toutes les forces politiques, culturelles ou économiques étaient happées par l'un ou l'autre des deux Progrès.
Maintenant que Wall Street l'a définitivement emporté sur le Kremlin, le vainqueur perd son principal atout, son ennemi historique. Le capitalisme anglo-saxon, sans aucun contre-pouvoir, ni externe, ni interne, devient responsable de toute une série de catastrophes en cours et à venir. Le catalogue de celles-ci s'étale tous les jours dans les médias et sur Internet. Que dire de plus sur ces énormes masses d'informations largement invérifiables et de jugements abrupts et sans recul ?
Le problème est moins de tenter de faire le tri que de savoir ce que ces catastrophes nous révèlent de nous mêmes, de la modernité, après trois siècles de Progrès. Voici un rapide survol, sans la moindre prétention à l'exhaustivité, ni la moindre ébauche de « solution », des catastrophes annoncées par un Progrès, jadis si sûr de lui.
La planète se réchauffe
À soi tout seul ce constat est accablant pour le mythe du Progrès. Toutes les idéologies progressistes avaient présenté, de manière plus ou moins subliminale, leur marche en avant vers une forme de paradis sur terre ou d'âge d'or retrouvé, comme inéluctable. Or, sous tous les climats, les hommes rêvent toujours de la même chose, en dépit de la diversité de leurs modes de vie : un Éden de vertes prairies, un climat tempéré, des ruisseaux d'eau vive. Une nature qui n'a pas besoin d'être domestiquée car elle est déjà un jardin. Pour l'Occident, marqué par la culture biblique, c'est un pays « où coulent le lait et le miel ». Une oasis dans le désert. Un soleil qui chauffe et éclaire sans brûler...
C'est pourquoi l'image du réchauffement climatique est terrible. Ce sont les flammes de l'enfer elles-mêmes qui nous attendent au bout du chemin pavé de bonnes intentions, et non le paradis, que l'homme se croyait capable de construire par ses propres forces.
Nous ne discuterons pas ici du bien-fondé des théories du réchauffement. Certaines voix dissidentes se sont élevées pour critiquer l'absence de contradiction sur le sujet. Qu'en penser ? Il est vrai que l'unanimité, le dogmatisme sont suspects, et cachent parfois des arrières pensées et des jeux de pouvoir. Mais il est vain d'imaginer que « l'honnête homme » (le citoyen conscient de ses devoirs mais sans connaissance technique particulière) puisse se faire une opinion par lui même, ne serait-ce que sur les travaux du « Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat » (GIEC) par exemple. On a reproché à ce groupe d'avoir exagéré certaines tendances, d'avoir manipulé certains résultats, d'avoir extrapolé abusivement...tout cela pour justifier l'importance de leurs budgets, et surtout leur pouvoir extravagant de pilotes de l'Humanité...
Une chose, et une seule, est certaine néanmoins : la communauté scientifique, hier massivement favorable à l'hypothèse du Progrès, positif, nécessaire et général de l'espèce humaine, est aujourd'hui en large majorité pessimiste sur l'avenir de « la planète que nous laisserons à nos enfants », et ce pessimisme nouveau se focalise sur le climat. Une planète plus chaude, moins habitable, à l'atmosphère peut-être irrespirable, tel est l'hypothèse qui se précise dans les esprits des savants modernes, successeurs de Copernic, Galilée, Descartes, Condorcet, Newton, Laplace... Car si le réchauffement n'est pas le moindre des maux que prédisent les scientifiques, il est aussi le sujet sur lequel leur avis a le plus de poids. C'est le mal le plus global, le plus spectaculaire, le plus directement lié à la croissance économique, aux progrès de la technique et de la science. La seule manière pour l'honnête homme de se faire une idée, et pour les politiques de faire des choix, est peut-être de croiser les certitudes scientifiques antagonistes.
Il est curieux de voir que Claude Allègre, progressiste à l'ancienne, donc déterministe positif, apporte des éléments de diversité, donc de liberté, sur un sujet totalement dominé par les nouveaux déterministes pessimistes. Il devient ainsi un grain de sable dans les rouages trop bien huilés du nouveau mécanisme global.
Quelle est la part humaine dans le phénomène du réchauffement ? S'il est avéré, est-il irréversible ? Le paléontologue Yves Coppens ne cesse de rappeler que les changements climatiques ont joué un rôle crucial dans l'évolution de l'espèce humaine, et un rôle plutôt positif. Pourquoi n'en serait-il pas de même aujourd'hui, y compris si ce réchauffement est dû à l'homme et s'il est beaucoup plus rapide que les autres ?
Nous n'avons malheureusement pas d'autres éléments à verser au débat entre « climato sceptiques » et scientifiques orthodoxes.
La planète se salit
Les phoques nagent, l'air malheureux, entre les sacs en plastique et les carcasses de voitures, dans les films alarmistes de Yann Arthus-Bertrand qui envahissent les écrans. La saleté, la pollution, est partout : dans l'eau, le sol, l'air, et même l'espace autour de la planète, envahi de débris de satellites.
L'obsolescence programmée est un concept déjà ancien, contrairement à ce que l'on pense souvent. Il a été inventé aux États-Unis dans les années trente, par un certain Bernard London, dans un livre intitulé La nouvelle prospérité. C'était, au départ, un concept positif : il fallait inciter à jeter ses objets de consommation (de la voiture à la pile électrique) pour relancer l'économie, touchée par la grande crise. Les industriels pouvaient donc, très légitimement, introduire un composant sciemment prévu pour détruire, à terme, le produit. Étroitement liée à la publicité et à la frénésie de consommation, l'obsolescence programmée est donc un moteur de la croissance depuis près d'un siècle.
Mais aujourd'hui, c'est toute la planète, considérée comme une machine globale, dont l'obsolescence est programmée. Des composants-clés de l'économie mondiale, notamment les terminaux du réseau planétaire d'information, doivent être remplacés régulièrement, en une sorte de course mortifère à l'innovation. Les industriels qui fabriquent les terminaux doivent planifier la mort de ces objets, sous peine de mourir eux-mêmes. L'obsolescence programmée nous fabrique toujours plus de gadgets, toujours plus gourmands en énergie, qui font des masses toujours plus grandes de déchets. C'est la queue de comète du Progrès qui nous rattrape aujourd'hui, alors que l'astre lui même a disparu de notre ciel.
Parmi les résidus de nos transformations, une matière joue un rôle particulier. C'est le plastique, pure invention, inédite, de l'industrie moderne ; un matériau nouveau, comme l'avait rêvé Francis Bacon dans ses « Magnalia Naturae ». Apparu industriellement au début du XXe siècle, c'était hier encore le produit à tout faire. L'un des vecteurs les plus appréciés du confort moderne, synonyme de propreté et d'hygiène, un emblème du Progrès. Aujourd'hui, les experts disent qu'un « septième continent » de matières plastiques se forme dans nos océans. Le polymère, ce déchet ultime, non biodégradable (c'est la faute capitale) s'introduit dans la chaîne alimentaire, non pour l'enrichir, mais pour la fausser, la mener à sa perte, à la mort des écosystèmes.
Les scientifiques se disputent sur la taille véritable de ce « vortex », de cette « plaque », ou de cette « soupe » plastique, qui peut varier selon la densité des déchets pris en compte. Le phénomène existe au moins en deux endroits du globe : dans le pacifique nord (nourri par la croissance asiatique) et dans l'Atlantique nord (la plaque y est beaucoup plus petite et cesserait de croître).
Depuis Platon, l'Occident rêve d'Atlantides, d'Ultima Thulé, puis d'Amériques et d'Indes orientales, d'Eldorados, de continents inconnus à explorer et d'îles mystérieuses où jouer les Robinson Crusoé, de plages de sable fin sans la moindre trace de pas... Cette soif de terres vierges a façonné son imaginaire, en maintenant ouverte la possibilité de refaire la vie, ailleurs, quelque part sur une planète encore incomplètement explorée. Cette possibilité toujours présente d'écrire, sur une page blanche, un nouveau chapitre de l'Histoire de l'Humanité, est la condition sine qua non du Progrès. Depuis Thomas More, les utopies sont presque toujours des îles, là où tout semble possible.
Aujourd'hui, cette immense rêverie n'a plus de champ où se déployer ; après avoir ceinturé le monde, en avoir fait le tour, au propre comme en figuré, l'occidental fabrique, avec ce « septième continent plastique », sa contre-Atlantide, sa dystopie absolue, son continent artificiel et inhabitable, son île-décharge, son gigantesque et malodorant radeau de la Méduse....C'est l'un des retournements les plus visibles, les plus palpables, les plus cruels aussi, du mythe du Progrès.
Il y a pire. Nos produits chimiques, visibles ou non ; les hormones issues de l'industrie pharmaceutiques, indécelables ; les déchets radioactifs, invisibles, s'introduisent dans la nature, mais comme des éléments étrangers. Des végétaux, des animaux deviennent impropres à la consommation humaine, ce que l'homme ne peut se pardonner, puisqu'il est le prédateur suprême sur la planète, le sommet de la chaîne alimentaire, celui qui mange tout et que personne, en principe, ne mange.
La planète se salit, mais qu'est-ce que la « saleté » ? Autrefois, au XIXe siècle, nous pensions que la saleté était dans les campagnes, dans les fermes, avec les animaux d'élevage et leur fumier. La propreté était dans les villes, dans les appartements modernes éliminant proprement nos eaux usées et nos excréments. Nous nous apercevons maintenant que c'est la « saleté » des villes qui empoisonne les campagnes, c'est-à-dire « la nature ». Mais nous avons peut-être tendance à ne voir, à nouveau, qu'une certaine forme de saleté, qui nous déplaît, qui nous choque.
La planète, elle, ne connaît pas la différence entre le « sale » et le « propre ». Lors des premières marées noires, des milliers de bénévoles grattaient des rochers souillés par le pétrole, utilisant parfois des solvants chimiques, et empêchaient tout recyclage naturel du produit brut. Celui-ci, parce qu'il est noir et visqueux, nous semble une pollution pire que celle des produits chimiques, translucides. Récemment encore, une telle erreur a été commise dans le Golfe du Mexique, après le naufrage d'une plate-forme pétrolière. Il fallait, à tout prix, restaurer l'image des plages américaines souillées. Ce pétrole brut, échappé des entrailles de la terre, est pourtant moins « sale » que les sous-produits issus de sa dissolution chimique ou de sa combustion.
Le chapitre « matière plastique » de l'Histoire humaine pourrait nous servir de leçon quant à l'utilisation des objets issus des nanotechnologies, que l'on présente déjà comme des produits miracles, les plastiques de l'infiniment petit, en quelque sorte, des « nano plastiques ». Mais, si l'on cherche à établir un parallèle entre l'irruption massive de ces deux types de matériaux dans nos existences, un certain espoir est permis. Le chimiste belge Baekeland, inventeur en 1907 de la bakélite, le premier polymère industriel connu, ne pensait sans doute qu'aux multiples applications pratiques de son invention, et non à ses conséquences sur l'environnement. En revanche, Éric Drexler, le père des nanotechnologies, a, dés le départ, dans son livre Engines of Creation (1986) prévu à la fois les perspectives positives, dans le domaine de la médecine, mais aussi les effets pervers que pourraient avoir sur notre santé des matériaux aussi petits et donc aussi peu maîtrisables. L'homme aurait-il appris à se méfier de ses découvertes ?
La planète s'appauvrit
Le Progrès, qui est mouvement, se nourrit d'énergie. Les inventeurs du Progrès, ses théoriciens du XVIIe et du XVIIIe siècle, ses acteurs et ses adorateurs du XIXe et du XXe siècle, n'avaient pas prévu qu'un jour l'énergie manquerait dans le moteur de la machine.
Aujourd'hui les scientifiques, basculant du côté du pessimisme, nous renvoient de l'homme l'image d'un animal ayant détruit ses moyens de subsistance. L'homme, une sorte de lapin géant au milieu d'une île à la végétation rasée par sa voracité... Les carburants fossiles, issus de millions d'années de phénomènes naturels, brûlent en quelques dizaines d'années d'Humanité. Nous dilapidons le capital des millénaires passés. Nous rejetons sous forme de CO2 ce que la nature avait « séquestré » dans le sous-sol au cours de millions d'années.
Mais la phobie de l'épuisement des carburants fossiles est parfois mauvaise conseillère. Dans les années 80, la mode des biocarburants (c'est à dire une énergie issue de la production agricole) à donné l'illusion d'une solution. Le Brésil, notamment, a fait figure de bon élève, en se lançant à très grande échelle dans une production qui permettrait d'assurer l'indépendance énergétique du pays, c'est à dire sa puissance politique, tout en prétendant « protéger la planète ».
Aujourd'hui, un grand nombre de scientifiques pointent du doigt les conséquences catastrophiques de cette évolution, en termes de déforestation et de hausse des prix agricoles. Ce qui a conduit le Suisse anticonformiste Jean Ziegler, rapporteur de l'ONU sur ce sujet, à noter : « consacrer des terres agricoles fertiles à la production de denrées alimentaires qui seront ensuite brûlées pour fabriquer du biocarburant constitue un crime contre l’Humanité ». A tout le moins, un crime contre le bon sens.
Où est le lait, où est le miel ? Les vaches, au lieu de produire le bon lait nourricier de notre enfance, deviennent « folles ». Nourries à la farine animale, c'est à dire devenues carnivores, elles propagent des maladies neurologiques invisibles. Quant aux abeilles, les vaillantes ouvrières, modèles de vertu dans le travail, empoisonnées par la pollution, elles cessent de rendre aux fleurs des champs le merveilleux office de la fécondation. L'Occident, parce qu'il a poursuivi obstinément son utopie d'abondance matérielle, trahit son rêve d'enfance spirituel. Il devient le pays où ne coulent ni le lait ni le miel.
Si l'homme cesse un instant d'être égoïste, et qu'il ne voit plus uniquement ses moyens de subsistance, mais s'il considère les autres espèces animales, y compris celles dont il n'a pas l'utilité immédiate, le remords est encore plus implacable. La diversité, cet élément constitutif de la vie elle-même, recule dramatiquement. D'innombrables espèces disparaissent avant même d'avoir été découvertes, nous dit-on. Mais, là encore, n'est-ce pas l'arbre qui cache la forêt ? L'arbre, c'est l'espèce animale spectaculaire, par sa taille ou son appartenance au folklore familier, la baleine, l'éléphant, l'ours des Pyrénées, le panda et son air d'ours en peluche ; la forêt est celle de ces milliers d'espèces minuscules ou peu sympathiques, notamment les insectes, qui disparaissent elles aussi. Faisons-nous les bons choix quand nous cherchons à rétablir artificiellement des équilibres rompus ?
Si Darwin a dit vrai, la sélection naturelle devrait jouer comme rééquilibrage, même devant l'activité destructrice de l'homme. Tout se passe, au contraire, comme si nous étions à nouveau en train de forcer la nature à accepter notre aide, au lieu d'essayer de l'accompagner dans sa force régénératrice.
La planète se rétrécit
Proudhon disait « il n'y a qu'un seul homme de trop sur la terre, c'est M. Malthus ». Mais aujourd'hui, le Progrès nous oblige à poser la question : certains humains sont-ils « de trop sur la terre » ?
Partout, sous toutes les latitudes, l'ensemble des phénomènes que nous avons appelés « Progrès » (dans la science, la médecine, l'hygiène, le mode de vie, la politique, l'habitat, etc...) aboutit invariablement à une double conséquence démographique : la baisse de la fécondité, et la baisse toujours plus importante de la mortalité infantile.
C'est un retournement caractéristique de l'époque où nous vivons : autrefois, et depuis la nuit des temps, lorsqu'une communauté humaine (tribu, cité, royaume, empire...) voyait sa population augmenter, elle en faisait le premier signe de la prospérité et d'une bénédiction des dieux, d'un progrès. Les ressources alimentaires ne manquaient pas, les ennemis étaient vaincus ou tenus à distance, nul fléau naturel ne menaçait ; on pouvait se consacrer, l'esprit plus tranquille, à la philosophie, aux arts et aux jeux. C'est le sens de l'injonction biblique « croissez et multipliez-vous », présente dans presque toutes les civilisations. Avec le Progrès moderne, c'est l'inverse. La subsistance est assurée, les maladies reculent, et entre deux guerres de destruction massive ou deux catastrophes, la population augmente considérablement. Mais c'est un fléau considéré comme incontrôlable, parce qu’il génère des maux encore pires.
Mais que faire ? La Chine, avec « la politique de l'enfant unique », lancée dans les années 70, a évité une catastrophe démographique majeure, mais en a provoqué une seconde : un vieillissement tragique de sa population. Le Japon, la Russie, l'Allemagne, commencent à sentir les effets du non-renouvellement des générations, qui rend insurmontable la question du financement des retraites et de la protection sociale. Pendant ce temps, des peuples jeunes et pauvres piaffent d'impatience aux frontières des Eldorados imaginaires.
Les moyens de faire naître beaucoup d'enfants, en les sauvant de la mortalité infantile, ce fléau de toutes les sociétés dites primitives, ont effectivement progressé. Mais les moyens de les tuer en masse, comme soldats, comme enfants, ou comme enfants-soldats, ont progressé presque aussi vite. Apparaît ainsi le spectre d'une « régulation naturelle » malthusienne de la population par la limitation des ressources, les génocides ou les épidémies. Nous nous interdisons de penser une telle éventualité, ou du moins de la souhaiter. La science et la santé moderne s'attaquent donc à nouveau aux épidémies, et, sans doute, repoussent toujours plus loin le problème de la surpopulation planétaire. Il n'est pas dans la nature du Progrès, ni dans celle de l'homme lui même, de laisser mourir son semblable, s'il peut être sauvé.
Les humains ont appris à habiter ce qui était jusqu'à lors inhabitable, y compris les zones côtières ou inondables, et sont donc plus nombreux à être exposés aux risques, naturels ou aggravés par le Progrès. Dans les pays pauvres, ils ont constitué,
involontairement, d'immenses zones insalubres d'habitation, les bidonvilles, les favelas ; dans les pays riches, ils ont cru, au contraire, faire un mouvement positif d'une évolution imposée.
Dés les années trente, Le Corbusier, fils indigne du baron Haussmann, veut croire encore au rêve de l'urbanisme progressiste. Dans les deux cas, il s'agit de palier à une explosion démographique, camouflée en révolution culturelle, mais armé d'une idéologie préexistante. Mais, du siècle de la bourgeoisie industrieuse à l'ère des masses socialisées, le Progrès s'est emballé. Le Corbusier, pionnier de l'architecture inhumaine des grands ensembles, conçoit des « cités radieuses » ou les maisons ne sont plus que des « machines à habiter ». Le Progrès offre à la raison la possibilité de s'affranchir des contraintes traditionnelles et elle saisit l'occasion pour s'évader des règles de l'harmonie. Le béton armé procure une liberté, sans équivalent dans l'Histoire, au geste de l'architecte ; il est utilisé à enfermer les hommes dans des boites.
Le Progrès, qui était d'abord conquête et colonisation des déserts et des zones inhospitalières, rend toute la terre inhabitable. Les villes anciennes, comme les cités-champignons sorties du néant.
La planète se rétrécit, de deux manières différentes : les hommes sont plus nombreux, et ils sont beaucoup plus mobiles. D'autre part, ils assistent en direct à la croissance de leur propre espèce : une « population clock » égrène en temps réel, sur Internet, les 232 000 humains de plus que compte la planète chaque jour (402 000 naissances et 170 000 décès). L'impression d'être trop nombreux grandit plus vite que la population, puisque les scénarios les plus pessimistes, élaborés dans les années cinquante prévoyaient une véritable apocalypse démographique, qui n'a finalement pas eu lieu. Le résultat est plutôt une sorte de précarité, un résultat médian entre la catastrophe et le bien-être. Comme à chaque étape de son Histoire, l'Homme dispose d'un espace tout juste suffisant pour ne pas disparaître...
Cet article est un chapitre de L'Apocalypse du Progrès, un essai inédit de Pierre de La Coste que vous pouvez retrouver sur le site In Libro Veritas, sous forme de livre électronique (pour liseuse et tablette).