L’Esprit révolutionne le monde
par Bernard Dugué
mardi 18 octobre 2011
Entendons-nous au moins sur une chose, il y a de la crise actuellement. Et sur une autre chose, il y a toujours eu de la crise. Après, tout dépend de la dynamique sociétale. Certaines crises se résorbent, d’autres explosent. C’est une question de rapport de force et de situations plus ou moins instables. Les philosophes évoquent des crises de civilisation pour désigner certaines périodes. En fait, c’est l’empire romain qui attira les penseurs vers l’idée de déclin. Spengler théorisa un déclin de l’Occident au début du 20ème siècle. Le déclin eu-t-il lieu ? Allez savoir, mais la guerre dévastatrice, oui. Et ce n’est pas usurpé que d’affirmer un Occident en crise qui précéda chaque conflit majeur, 1870, 1914, 1939. Les forces antagonistes géopolitiques ou sociales peuvent être contenues par les armées ou la police, ou mieux encore, par la justice et la vertu. Parfois ces forces se déchaînent quand le point d’équilibre est rompu. Actuellement, le niveau de conflit ne semble pas dépasser celui des décennies précédentes. Quant à la violence sociale, elle montre un va et vient, apparaissant dans quelques lieux pour s’estomper et réapparaître ailleurs. De plus, certaines zones sont plus violentes que d’autres. La vie est plus sure à Montréal qu’à Ciudad Juarez. Ces considérations basiques ne dispensent pas d’analyser les ressorts de cet état critique généralisé qui s’étend aussi à des considérations d’ordre écologiques. L’activité industrielle humaine a des conséquences sur l’écosystème. Elle épuise aussi les ressources naturelles. Bref, le mot d’ordre, c’est crise de civilisation.
Il y a peu, j’écoutais en bonne compagnie quelques extraits musicaux censés représenter les meilleures parutions de la scène prog sur un site dédié à ce style. La plupart des morceaux m’ont paru intéressants mais assez convenus. Impression de déjà entendu. Sauf qu’à un moment, je tombais sur Alex Carpani et là, j’ai ressenti une différence, un plus sur lequel je n’arrivais pas à mettre de mot. Après quelques minutes de réflexion, cette affaire esthétique m’a paru plus claire et évidente. Dans la plupart des extraits, on peut dire que c’est la musique qui conduit les musiciens. Mais en écoutant Carpani, c’est assez différent comme sensation. J’ai eu l’impression que c’étaient les musiciens qui faisaient vivre la musique. Dans le premier cas, c’est comme si les notes étaient inexorablement aspirées par un fleuve musicale alors que dans le second cas, les notes semblent jetées, propulsées par les instrumentistes, traçant une sorte de fresque céleste peinte sur une invisible toile destinée au mélomane. Voilà donc la différence, être conduit par la musique ou bien conduire la musique. Evidemment, cette appréciation est toute relative puisque toute musique est nécessairement jouée par des musiciens mais, et relativisons une fois de plus, parfois, les musiciens semblent être le jouet de la musique alors qu’en d’autres cas, celui d’Alex Carpani par exemple, ils se jouent de la musique.
Etre le jouet de la crise ou se jouer de la crise ? Telle est la question. Une proposition : pour se jouer de la crise, il faut être l’auteur de son existence, et sentir que quelque chose de subtil gouverne nos actes et nos décisions. Ce quelque chose est similaire à ce qui meut la musique chez Carpani. C’est sans doute ce que dans la philosophie on nomme l’esprit. Quant à définir exactement ce qu’est l’esprit, c’est une autre affaire d’envergure et d’un point de vue ontologique, la question de la dualité corps et esprit n’a pas trouvé de solution définitive. Mais quelle que soit la vérité, ou bien l’option choisie, l’interrogation sur ce qui nous fait agir, bouger, décider, est d’une importance décisive, surtout pour des périodes de crises comme celle que nous vivons.
Aristote : « le choix délibéré est ou bien l’esprit animé par la tendance ou bien la tendance éclairée par la réflexion, et c’est-là un principe humain » (Ethique de Nicomaque, VI, II, 6)
Cette formule est tirée du livre VI de l’Ethique d’Aristote, texte fondamental et j’ajoute décisif pour la philosophie occidentale, texte qui du reste fut aussi repéré par Heidegger qui en fit un commentaire développé. Cette formule mérite d’être prise comme une proposition universelle permettant de penser la relation entre un « sujet éthique » doué d’esprit et de raison face à une configuration évolutive extérieure spécifiée comme tendance. Laquelle renvoie à un mouvement spontané de la pensée mais pourrait aussi s’appliquer à la réaction psychique face au déroulement du monde extérieur. Le sujet éthique est en vérité un sujet cognitif. Sa décision est éclairée par une connaissance de la tendance ou bien par sa propre réflexion permettant d’infléchir la tendance dans un sens ou dans l’autre. On retrouve bien là cette idée de la musique qui mène les instruments ou bien de l’instance esthétique qui mène la musique. Mais la musique ne relève pas de la décision mais de la création. La musique sert d’allégorie, voire de modèle heuristique permettant d’expliciter comment l’esprit mène le monde ou bien se laisse entraîner par le monde.
Le pilotage du système par le « monde pragmatique » ou par l’esprit constitue une alternative parallèle au doublet téléologie eschatologie. La téléologie incline les sociétés vers une solution finale qu’on peut penser liée à la ruse de la technique mais derrière laquelle il y a un système de gouvernance avec des cercles de dirigeants. L’eschatologie renvoie à une dimension d’ordre vertical, hétérogène, sorte d’instance supérieure logée dans l’âme humaine et susceptible de l’éclairer pour des choix éthiques. Mais est-ce un principe humain ou bien une émanation d’ordre spirituel qu’il faut attendre ? Evénement ou avènement ? Ereignis dirait Heidegger. Clairière, parousie, révélation, création, rédemption, un vocable pénétré de mystères et d’espérance. L’espérance reste un mystère quand elle méconnaît le mystère de l’espérance.
Ce questionnement sur l’esprit résonne de siècles d’histoire de la pensée avec deux conjectures universelles, celle du corps et de l’âme, héritée de la philosophie hellène, de Platon aux stoïciens. Le corps doit servir l’âme et non l’inverse. Transposée à notre ère, cette formule s’énonce en posant que la technique doit servir l’esprit et non l’inverse. L’homme naturel n’est plus car il est doté d’outils artificiels prolongeant et amplifiant ses facultés naturelles. Autre conjecture, issue de la pensée moderne. Celle du schisme entre la philosophie du sujet et la philosophie de la société. Il n’y a pas de solution de continuité classique entre l’homme et la société nous enseigne Leo Strauss. On ne peut donc parler d’esprit social ou de corps social en les considérant par extrapolation avec l’esprit personnel et le corps individué. Pourtant, l’homme et la société sont en perpétuelle interaction, notamment avec l’usage des techniques qui relient et facilitent les échanges. Mais l’homme n’est pas la société.
L’esprit est un thème d’avenir dont on reparlera. Pour clore en ouvrant, sur une note de musique spirituelle : l’homme qui se joue de la société et partage son art participe à une civilisation. L’homme qui est le jouet de la société devient l’instrument d’un système.
Et j’ajoute, l’homme qui veut se libérer tente de comprendre et penser le monde mais celui qui s’intéresse aux femmes qui ont couché avec DSK devient le jouet du système. A bon entendeur !